L’ÉTERNELLE CONFRONTATION ENTRE LA TURQUIE ET LA FRANCE

La crise diplomatique récente entre la France et la Turquie, suite aux déclarations du président français Macron sur l’Islam et la liberté de publier les caricatures, n’est en fait que la partie visible de l’iceberg des malentendus historiques qui couvent depuis longtemps entre les deux nations. Comme beaucoup de pays, la Turquie a de tout temps été confrontée à des défis majeurs liés au positionnement géographique du pays et à son histoire et c’est à l’aune de ces deux vecteurs qu’on peut comprendre le malentendu actuel.

La Turquie est l’héritière de l’empire Ottoman fondé au 13ème siècle après avoir mis fin à l’empire byzantin. La défaite de ce dernier a été à l’époque ressentie comme une défaite de toute l’Europe. Ainsi l’empire ottoman vivra son apogée jusqu’au 19e siècle avec une étendue qui couvrira une partie de l’Europe du sud, l’Europe centrale, l’Asie occidentale, le Caucase, et toute l’Afrique du nord à l’exception de l’empire chérifien du Maroc.

En visualisant une carte géographique de l’époque, on peut aisément s’apercevoir de la puissance de l’empire ottoman qui dispose, face aux puissances européennes montantes que sont la France et la Grande-Bretagne, l’accès à plusieurs mers: Mer Égée, Mer rouge, mer Adriatique, Golfe arabique, Mer noire, et enfin la Méditerranée. Quand un pays a l’accès à ces mers, c’est certainement un atout stratégique important lorsqu’il vit en paix mais devient vite un boulet quand l’État s’affaisse.

On devine la suite. La France conquérante ainsi que la Grande-Bretagne ne voyaient pas d’un bon œil cet empire ottoman avec toutes ses ramifications au moment où naissait le concept des États-Nations au sein de la culture politique européenne. Tout sera donc mis en œuvre pour faire admettre ce principe chez les peuples dominés par les ottomans pour pouvoir diviser l’empire entre les nouvelles puissances. Au 19e siècle la Turquie se débâtit encore pour maintenir un semblant de puissance mais ses défaites aux Balkans et en Algérie, qui ne portait pas encore ce nom, ne présageaient rien de bon.

Comme le temps n’est plus aux grands empires, les ottomans se ployaient sous les pressions successives pour céder la place aux nouvelles forces européennes. Cependant, le déclenchement de la première guerre mondiale annonce des changements majeurs malgré, ou peut-être à cause, de l’alignement de l’empire ottoman avec l’axe austro-allemand. L’empire perd donc plusieurs parties du Moyen-Orient au profit de la France et de la Grande-Bretagne.

Cette défaite mène à l’accord de Sèvres, signé en France le 10 août 1920, qui scelle la fin d’un empire déjà moribond. La France est derrière cet accord qui visait la mise à mort de la nation turque qui allait naître et devient donc le voisin sud de la future Turquie en s’installant en Syrie et au Liban, alors que la grande Bretagne prend le reste du Moyen-Orient. Ce traité signé entre les alliés vainqueurs et le Sultan Mehmet VI pour renoncer aux provinces arabes et imposer des reculs territoriaux au profit de la France, de l’Italie et de la Grèce ne plaît pas aux militaires turcs et à leur tête Mustafa Atatürk qui infligeât des défaites aux envahisseurs grecs et renégociera un nouvel accord celui de Lausanne en Suisse le 24 juillet 1923 qui remet le pays sur de meilleurs fondements.

Mustafa Kemal instaura donc une république laïque et moderne et adopta une politique extérieure caractérisée par une neutralité positive durant la seconde guerre mondiale. La victoire des Alliés renforçât le rapprochement avec les pays vainqueurs notamment les Américains. Les prétentions de Joseph Staline d’étendre l’influence de l’URSS vers les régions orientales de la Turquie peuplées de Géorgiens et d’Arméniens poussa définitivement Ankara vers les bras de l’Alliance Atlantique qui avait aussi intérêt à affirmer l’ancrage de la Turquie en son sein. L’intégration de la Turquie à l’OTAN est bien plus une volonté américaine que française ou anglaise.

La naissance de l’Union Européenne en 1957 donne un espoir à la Turquie d’intégrer un jour cet ensemble et être arrimée un jour à l’Europe mais comme c’est la France qui en est le moteur et que la Grande-Bretagne en était exclue, elle s’apercevra, des années plus tard, que Paris est pour beaucoup dans ce rejet méthodique de sa candidature et ce n’est pas l’accord d’association, signé déjà en 1963, qui donnera satisfaction aux Turcs. L’affront est difficile à avaler.

Pour les turcs, le rôle joué par leur pays au sein de l’OTAN pour contenir la menace communiste n’a pas été apprécié à sa juste valeur par l’Union européenne. Ce n’est qu’en 1995 que cette dernière décide d’engager les négociations avec certains pays européens de l’ancien bloc de l’Est et y intègre la Turquie pour faire bonne figure. Paris n’est pas chaud à l’idée et la Grèce impose son veto qui ne sera levé qu’en 1999. Là encore Ankara voit rouge et ne comprend pas comment des pays hier communistes et ennemis du monde libre sont déjà membres et que la Turquie en est toujours exclue.

Au sein de l’Union européenne, tous les membres ne sont pas unanimes sur l’adhésion de la Turquie mais c’est en France que les débats prennent une tournure ouvertement anti-turque. Valéry Giscard D’Estaing déclara une fois que « la Turquie est un pays proche de l’Europe, un pays important qui a une véritable élite mais ce n’est pas un pays européen ». Nicolas Sarkozy proposa quant à lui un « partenariat privilégié » au lieu d’une adhésion pleine et dira un jour que « si la Turquie est européenne ça se saurait ». Il ira jusqu’à instaurer l’organisation de l’Union Pour la Méditerranée (UPM) pour, entre autres, détourner la Turquie de l’Europe.

A son tour et devant les ambassadeurs de son pays le 28 août 2018, Manuel Macron critique les positions du président turc Erdogan qu’il qualifie ouvertement de « panislamiques et régulièrement présentées comme antieuropéennes ». Il ajouta plus tard dans une interview à The Economist du novembre 2019 que « l’OTAN est en mort cérébrale parce qu’elle n’a pas su réagir à l’opération turque contre les Kurdes en Syrie ». « Fais d’abord examiner ta propre mort cérébrale », lui a rétorqué Erdogan quelques jours après. La France défend son positionnement au sein de l’Union tant il est vrai qu’une éventuelle adhésion de la Turquie déplacerait le centre de gravité de l’Europe vers l’Allemagne au lieu de la France. Ce qui est impensable pour le Quai d’Orsay.

On voit donc qu’entre la France et la Turquie, il y a absence d’une vision commune et d’un partenariat solide qui puisse absorber les coups et venir à bout des malentendus d’hier et des difficultés d’aujourd’hui. Le soutien aveugle de la France à la Grèce est mal vécu par les Turcs. Ces derniers saisissent par ailleurs la faille de la France qui soutient le Maréchal Haftar en Libye pour apporter leur appui militaire au gouvernement libyen reconnu par la communauté internationale et étendre ainsi leur influence en Afrique du nord. L’errance diplomatique de Paris sur ce dossier comme sur bien d’autres: soutien à l’Arménie, aux Kurdes, à Chypre, ou sur le dossier des réfugiés syriens qu’on voudrait voir supporter par la seule partie Turque sont loin d’apaiser les tensions. Le discours déplacé d’Emmanuel Macron sur l’Islam et le séparatisme islamique du 2 octobre 2020 est venu encore s’ajouter aux griefs, enflammer les passions et donner du grain à moudre à Erdogan. Du pain béni pour Ankara.

Face à cette situation héritée du passé, Paris comme Ankara devraient être plus inspirés pour ne pas jeter de l’huile sur le feu et éviter les dangers qui peuvent découler de l’utilisation abusive de la religion dans leur lutte d’influence dont personne n’en sortira vainqueur. La France quant à elle doit garder une certaine équidistance entre la Turquie et le Grèce pour apaiser les conflits qui perdurent entre ces deux voisins et éviter d’encourager la Grèce à faire de la mer Égée un lac grec. En prenant en compte les intérêts turcs dans la région que ce soit sur les gisements de gaz en Méditerranée orientale, sur la présence turque à Chypre, ou sur la question kurde, la France devrait comprendre que le rôle de la Turquie n’est pas fini avec la fin de la guerre froide et que ce pays demeure stratégique aussi bien pour la paix dans la région que dans le monde.

Il faudrait rappeler cependant que depuis l’élection d’Erdogan en 2003 comme Premier ministre jusqu’à 2014 date de sa réélection comme président de la Turquie, sa diplomatie était appréciée par l’Europe qui le voyait comme modèle de démocratie et d’ouverture et un exemple d’émulation pour les autres pays de la région. A partir de 2014, on est en face d’un autre Erdogan qui a déjà tiré les conclusions de ses premières années d’expériences avec l’Union européenne. Il est conscient que l’Europe ne veut pas de son pays dans l’Union et qu’après avoir joué un rôle déterminant au sein de l’OTAN durant la guerre froide, on cherche à réduire l’apport de la Turquie dans la région et que c’est la France qui en est principalement la cause.

Les turbulences de la diplomatie de la France et de la Turquie ne peuvent être appréhendées qu’à l’aune de la réalité du système politique international qui est en quête d’un nouvel équilibre mondial qu’on peine à trouver. Les dangers qui s’ajoutent à ces querelles bilatérales sont de deux sortes: les amalgames relatifs à l’Islam dans un pays laïc et l’utilisation politique par l’autre de cette même religion pour obtenir des gains politiques. L’histoire nous a appris comment une telle confrontation finit. Il faut espérer que les deux pays, la France comme la Turquie, n’arrivent pas là.

Ahmed Faouzi, chercheur en Relations internationales. Docteur en coopération internationale de Paris I Sorbonne et de Paris VII Jussieu Paris.