Le patriarche demanda à sa femme d’aller réveiller Abdallah, désigné pour aller acheter la handiya. On ne dérange pas les adultes, et encore moins les femmes. Bent Mohand n’attendit pas d’être arrivée près de son fils et commença à s’acquitter de sa mission dès qu’elle eût atteint le milieu des escaliers. Elle l’appela à deux ou trois reprises et ne reçut que la réponse de Fatima, qui, après lui avoir adressé un « sbah Al Khir Lalla », lui dit :
— « Il dort encore. Il est encore tôt pour le réveiller… ».
— « Son père veut qu’il aille au souk acheter un peu de Handiya ». Fatima baisa le sommet du crâne de la vieille et s’en alla continuer sa tâche. Bent Mohand se pencha sur la tête d’Abdallah, le secoua avec douceur et lui chuchota :
— « Réveille-toi ! Ton père te dit de rapporter un peu de handiya du souk ».
Pour toute réponse, le jeune homme se retourna et se mit sur son autre flanc, tout en marmonnant :
— « Hum ! Hum ! ».
— « Lève-toi avant qu’il ne descende… Avant qu’il ne vienne te tancer ».
À peine ce rappel fait, il se mit sur son séant en protestant :
— « Ouf ! Lui, il n’a choisi que ce matin pour manger l’handiya ! Et puis il fait encore sombre et il n’y a encore personne au souk ».
— « Dépêche-toi, le soleil est déjà levé. Yallah ! Yallah ! Lève-toi, le voilà qui descend les escaliers ».
Le bruit des pas du patriarche et les raclements successifs de sa gorge, reconnaissables de loin, envoyèrent une décharge électrique dans le corps d’Abdallah qui se mit debout et cherchait déjà ses tongs pour partir.
— « Alors, où est l’argent pour acheter l’handiya ? », dit-il pour manifester sa volonté d’obéir. À la vue du patriarche qui descendait majestueusement les marches, tous les membres de la maisonnée réveillés accoururent au pied de l’escalier pour lui témoigner leur déférence en lui disant « sbah l’khir » dans une forme de respect proche de la sacralité, et lui baiser la main qu’il tendait déjà, dès qu’il ne lui restait que deux ou trois marches à descendre. Abdallah fut le dernier à accomplir ce devoir filial. Sans attendre que son père lui renouvelle l’ordre, il prit les devants et demanda combien il achèterait, en termes d’argent, de handiya. Le père lui tendit dix douros (cinquante centimes) et lui précisa en insistant :
— « Voici dix douros, choisis la meilleure handiya et les plus grosses, fais attention ! ».
Abdallah prit la pièce jaune et se dirigea vers le robinet d’eau installé sous les escaliers entre le lieu d’aisance et le commencement de la rampe. Il s’aspergea la figure de deux ou trois poignées d’eau et saisit le panier en feuilles de palmier nain que lui tendait déjà sa sœur. Il n’eut pas besoin de se changer, car comme pour la majorité des hommes et femmes de la ville, le pyjama était encore un petit luxe auquel on ne pensait guère. Le patriarche qui était en train d’ouvrir la porte à deux battants de l’épicerie, insista auprès de son fils, qui passait près de lui, de faire vite et de ne pas traîner comme à son habitude.
Le souk ou plus exactement la place où se vendait la handiya, était à environ six cents mètres en direction de la mosquée. Elle se situait au pied du mur nord de l’enceinte de la caserne militaire. Fondée par les autorités du protectorat français au début du siècle dernier, cette garnison continuait d’abriter un corps de troupes destiné à servir de gardes-frontières. Le recouvrement de la souveraineté nationale en 1956 avait apporté la paix et réconcilia les Marocains avec l’enseignement moderne qui était considéré, jusqu’alors, comme un vecteur de la colonisation. Il en résulta un engouement massif des populations pour la scolarisation de leurs enfants. Après l’indépendance, la diminution de l’importance militaire de la ville entraina, de facto, la réduction des effectifs des troupes militaires de l’armée marocaine qui se substituèrent aux armées coloniales dans cette caserne, et la libération de plusieurs de ses bâtiments. Ce fut une aubaine pour pallier l’insuffisance criante de salles de classe pour l’enseignement primaire qui connut une explosion de ses effectifs au cours des premières années de l’indépendance. D’autres lieux désaffectés furent récupérés par le nouvel État pour faire face à ce flux dépassant ses capacités.
Le souk de la handiya, comme son nom l’indique, se tenait tous les matins spécifiquement pendant la saison de ce fruit sauvage. Il était fréquenté, du côté des vendeurs, par de pauvres hères venus de la campagne environnante pour recueillir quelques douros (un douro vaut cinq centimes de dirham), appoint aux maigres ressources de leur famille paysanne. Du côté des acheteurs, pour les citadins ahfiriens, notamment les jeunes, être consommateur de ce fruit sauvage était, tout comme l’était sa vente, un emblème d’extrême pauvreté. Dans la mémoire collective, le profil des consommateurs de la handiya présentait toutes les caractéristiques du nécessiteux, du vagabond, qui s’en nourrissait en la cueillant librement en pleine nature, en l’achetant à un prix modique, ou même en l’obtenant par charité. Avec un douro (cinq centimes), au moment où le rial (deux centimes) et le « franke » (un centime) avaient encore un pouvoir d’achat et un usage courant, on pouvait se procurer aisément dix unités de handiya, voire plus. Et quand l’offre était abondante par rapport à la demande, et que le marché se trouvait au creux de la vague, les vendeurs se débarrassaient de leur marchandise en l’abandonnant aux animaux qui en raffolent. Consommer de la handiya était, selon une certaine représentation du bien-être, un acte vil qui mettait à nu la précarité des conditions de vie du consommateur. Or, la pauvreté était considérée comme une tare sociale difficile à supporter et ce, en dépit de sa quasi généralité. Cependant, à la différence des jeunes, les anciens n’y voyaient qu’un acte ordinaire, normal, et beaucoup d’entre eux, dont le patriarche, se souvenaient qu’ils partageaient avec leurs animaux la consommation de ce produit de la nature dont le coût de production, excepté l’effort de la cueillette, était nul. Le cactus qui donne ce fruit était surtout utilisé comme clôture pour délimiter l’espace privé familial dans les campagnes.
Sans trop s’activer, Abdallah mettait un pied devant l’autre en direction du souk, tout en maudissant le sort qui faisait de lui le serviteur d’un père qui ne lui témoignait aucune considération et qui, en plus, était colérique. À part un vieil homme, arc-bouté sur sa canne de fortune et qui peinait à avancer dans la même direction que lui, la rue était quasi déserte. Abdallah ne prêta pas attention à ce vide de la rue et avança en rêvant du jour où il pourrait quitter ce maudit bled et cette famille qui le tenait pour quantité négligeable, surtout par rapport à ces deux neveux que toute la famille considérait comme ses joyaux. « Mais, se dit-il, qu’ont-ils ces morveux de plus que moi ? Ah ! C’est parce qu’ils vont à l’école publique, et qu’ils réussissent chaque année. Moi, c’est parce que je suis un malchanceux, que je n’ai pas réussi ces études débiles dispensées par cette école privée hors d’âge et qui accepte les enfants ayant dépassé l’âge de la scolarisation. En plus, elle est à plusieurs centaines de kilomètres, ce qui me contraignait à me prendre en charge tout seul pour tout ce qui concernait le quotidien ». Son soliloque lui permit de soulager le fardeau de culpabilité qui le rongeait inconsciemment d’avoir déçu tous les espoirs de sa famille. Il continua son chemin avec son insouciance retrouvée.
Le patriarche, assis sur une chaise branlante, derrière le vétuste comptoir de son épicerie, écoutait la radio qui après avoir diffusé la lecture quotidienne du coran et son explication, dans un vocabulaire non moins difficile que celui du texte sacré, communiquait les informations du jour. Son analphabétisation — à l’instar de plus de quatre-vingt-dix pour cent des ses concitoyens — ne lui permettait pas, à vrai dire, d’y comprendre grand-chose. C’est avec beaucoup d’approximation qu’il en rapportait à ses proches et amis les bribes qu’il en retenait en écoutant sa radio. Il l’entourait d’ailleurs de tous les soins, dont le premier était de la dissimuler à la vue des curieux qui pourraient être tentés d’y mettre la main pour lui suggérer d’écouter d’autres stations comme l’algérienne, par exemple, ou carrément de se laisser tenter par ces obscénités qu’écoutaient les jeunes à commencer par ses propres petits-fils. Quand l’horloge parlante de sa radio annonça les huit heures, le patriarche se souvint qu’il était venu le temps de prendre le petit-déjeuner. Il se rappela aussi qu’il avait envoyé ce vaurien d’Abdallah, qui ne sait quoi faire de ses jours et de sa vie en général, lui acheter la handiya pour se nourrir avec consistance et aussi pour s’abstraire, de temps en temps, du quotidien. Alors, il fit les quatre pas qui séparaient l’épicerie de la porte d’entrée de la maison grand-ouverte, et tapa dessus fortement, deux ou trois coups, pour se faire entendre de l’intérieur, d’autant plus que le couloir qui menait à la petite cour où s’affairent les femmes était long d’une dizaine de mètres. « Est-ce qu’Abdallah est revenu ? », cria-t-il. Sans patienter le temps d’une réponse et tout en avançant d’un ou de deux pas dans le couloir, il réitéra sa demande avec un peu plus de vigueur. Son épouse qui entendit la voix de son époux sans comprendre ce qu’il voulait, pressa sa fille Yamina de se lever et de satisfaire la demande de son père. Celle-ci, en même temps, se leva et courut vers le long couloir tout en répondant : « Non, père, il n’est pas encore revenu ». À peine eut-elle fini sa phrase, elle était déjà en face de lui. Celui-ci la questionna : « – Ya khouya! [Interjection devenue un tic verbal chez le patriarche], ajouta-t-il sur un ton qui trahissait plus la surprise et l’étonnement que l’inquiétude, qu’a-t-il à mettre tout ce temps ? Cela fait plus d’une heure qu’il est parti ! À moins qu’à son habitude il ne soit parti flâner dans les rues ». » – Je ne sais pas, père, répondit Yamina, avec une petite empreinte de soumission dans la voix. Sûrement qu’il ne va pas tarder à venir, ajouta-telle comme pour le rassurer ».
L’air non convaincu, le patriarche s’en retourna dans son lieu de travail où la clientèle se faisait rare par rapport à d’habitude. Il fixa la rue vide, à l’exception de quelques passants âgés qui lui adressaient, de temps à autre, des « sbah l’khir sid l’haj ». Son regard perdu qui traduisait sa perplexité face à cette situation inédite ne reflétait guère l’agitation de son esprit. Il décida de faire entamer des recherches. Au même moment, sa fille apparut sur le seuil de l’épicerie et lui demanda si l’on devait mettre la table pour le petit déjeuner. Il la congédia avec agacement, puis se ravisa et lui intima l’ordre de dire à Mostafa de se présenter illico presto devant lui. Mostafa, l’aîné des deux petits-fils, âgé d’à peine une douzaine d’années, se distinguait déjà par la lucidité de ses avis et la perspicacité de ses actes. En l’absence des hommes adultes, il était « l’homme » des situations difficiles. L’air vif, même s’il venait de se réveiller, Mostafa, sûr de sa place dans le cœur de son grand-père, n’hésita pas à se plaindre d’avoir été dérangé très tôt. Le patriarche perturbé comme il l’était ne concéda aucune réponse. Il se contenta de lui intimer l’ordre de se mettre à la recherche de son oncle :
— « Abdallah est parti, il y a longtemps, acheter de la handiya et il n’est pas encore revenu. Va le chercher au souk de la handiya ! ».
— « Bien grand-père ! J’y vais de ce pas ».
À suivre…