Partie II – Al-Kawâkibi ou le despotisme politique (Par Chakib Hallak, Enseignant-chercheur à Paris)

Par Chakib HALLAK*

Comme nous l’avons vu dans la première partie de cet article, le despotisme a plusieurs couleurs et plusieurs visages. Mais comme le despotisme politique est le plus connu, cet article lui accorde une place plus importante.

Lorsque l’on parle de despotisme politique dans le monde arabe, on cite systématiquement  Abd al-Rahmân al-Kawâkibi qui est, à notre avis, le seul qui a mis,  dans son fameux livre Tabâ’i’u al-istibdâd («Du despotisme»), déjà cité, la main sur la blessure profonde de la nation arabe depuis Abu al-Abbas al-Sifah et al-Hajjaj, en affirmant que la maladie de la société arabe réside dans la corruption de la politique et la production du despote.

Al-Kawâkibi est également le penseur arabe qui a su, mieux que quiconque, analyser en profondeur la personnalité du citoyen asservi et du dirigeant despotique. Il fait apparaître ce dernier de la manière suivante :

«Je suis le mal, mon père est l’arbitraire, ma mère la vilenie, mon frère l’abus, ma sœur la mesquinerie, mon oncle le malheur, ma tante l’humiliation, mon fils le désœuvrement, ma fille la pauvreté, ma tribu l’ignorance, et ma patrie la destruction. Quant à ma religion, mon honneur et ma vie c’est l’argent. L’argent et encore l’argent». (p.76)

Malgré les années qui se sont écoulées depuis, ce texte n’a rien perdu de son actualité. En ce sens, son petit-fils, Salam Kawakibi, n’a pas tort lorsqu’il dit que le cri de colère de son ancêtre nous touche davantage aujourd’hui, car «les libertés sont partout bafouées dans le monde arabe. Loin de disparaître ou même de s’atténuer, le despotisme s’est au contraire enraciné. Al-Kawâkibi n’avait pas prévu qu’il saurait, à travers les décennies, faire évoluer ses méthodes et se renouveler de façon brutale et sanglante, utilisant les dernières technologies pour accroître le contrôle des populations et réprimer leurs aspirations à une vie meilleure. Il est vrai cependant qu’il avait répondu, il y a plus d’un siècle, à la question posée par le «Printemps arabe» sur les meilleurs moyens de combattre le despotisme, et ses réponses n’ont pas vieilli» (p.7).

 Qu’est-ce que le despotisme?

Al-Kawâkibi estime que quiconque s’intéresse au despotisme devrait d’abord essayer de le définir et de l’identifier. Qu’est-ce que le despotisme? Quelles sont ses causes, ses symptômes et son évolution? Comment se développe-t-il, comment se soigne-t-il? Chacune de ces questions appelle de nombreuses explications et différentes interrogations.

Al-Kawâkbi définit le despotisme comme l’arrogance de sa propre opinion et le refus d’accepter les conseils ou l’indépendance en matière d’opinion et de droits communs. Le despotisme est l’intolérance de ceux qui défendent leur propre opinion et refusent d’accepter celle des autres, et le despotisme est la monopolisation de droits publics qui devraient être partagés avec d’autres:

«Dans la langue arabe, dit al-Kawâkibi, le despotisme est le fait de ne se fier qu’à sa seule opinion et de refuser tout conseil, ou l’indépendance de l’esprit face aux droits communs. Le despotisme dont il s’agit ici est celui des gouvernements dont les méfaits réduisent l’homme à la plus misérable des créatures. Par analogie, on qualifie de despotisme l’autorité abusive du père, du professeur ou de l’époux, tout comme celle de certains chefs religieux, certaines entreprises ou certaines classes sociales. En politique, le despotisme désigne le pouvoir d’un homme ou d’un groupe qui exerce de force son autorité sur un peuple sans avoir à rendre des comptes» (p.19) (…) «Tout gouvernement peut être traité de despotique tant qu’il n’est pas strictement contrôlé et comptable sans indulgence de ses actes, comme ce fut le cas aux débuts de l’islam lors des révoltes contre Uthmân et Ali, et c’est ce qui s’est passé dans la République française actuelle, lors des scandales des décorations et de Panama ou de l’affaire Dreyfus».(p.21)

Al-Kawâkibi poursuit en énumérant une série d’attributs qui caractérisent le despotisme :

«Le plus haut degré de despotisme, qu’il faut craindre comme le diable, dit-il, est le pouvoir absolu d’un seul homme, à la fois héritier d’un trône, chef des armées et détenteur de l’autorité religieuse» (p.21).

Al-Kawakibi pose ici la question de savoir si un homme peut avoir deux ou trois pouvoirs, ou si chacune de ces fonctions doit être confiée à une personne compétente, la compétence ne pouvant être atteinte que par la spécialisation, comme le dit le Coran : «Dieu n’a pas mis deux cœurs dans la poitrine de l’homme» (Coran 33,4).

Al-Kawâkibi en conclut ici la nécessité d’interdire le cumul pour éviter la concentration du pouvoir.

Al-Kawakibi ajoute ensuite, à titre d’avertissement, que l’un des plus grands dangers du despotisme est qu’il commence par les gouvernants, mais qu’il finit par s’étendre à toute la société, rendant impossible un comportement social guidé par des principes moraux: «Le pouvoir despotique s’étend à tous les niveaux, depuis le despote suprême jusqu’au policier, au domestique et au balayeur des rues. En profitent les plus vils de chaque niveau».(p.70) N’est-ce pas ce qu’on voit, ce qu’on vit et ce qui se passe aujourd’hui dans la société arabe?

La manipulation du despote

Pour conserver son pouvoir, le despote tente d’endormir et d’abrutir ses sujets. L’alcool, les psychotropes, le sexe et les jeux de hasard sont autant de moyens pour contrôler le peuple et pour assouvir ses désirs les plus bas. A cela s’ajoutent la religion, la superstition, la terreur, les armées, la police et l’espionnage; auxiliaires indispensables du pouvoir. Al-Kawâkibi résume ces points en un seul mot-clé. L’ignorance est, à son avis, la mère de tous ces maux et elle est la meilleure alliée du despote :

«Aussi stupide soit-il le despote est conscient que l’asservissement et l’arbitraire ne peuvent s’exercer que sur les sujets abrutis par l’ignorance et égarés par l’aveuglement. S’il était un volatile, le despote serait la chauve-souris chassant dans les ténèbres. S’il était un simple animal, il serait le chacal qui s’attaque à la volaille au milieu de la nuit. Mais c’est un homme, qui sait capturer les ignorants» (p.49).«Le savoir, poursuit al-Kawâkibi, est un grand don de la lumière divine. Dieu a créé la lumière qui prodigue clarté, chaleur et force, et a fait du savoir un éclaireur du bien et un révélateur du mal. Le savoir réchauffe les cœurs et élève les esprits. Il est lumière comme l’injustice est obscurité» (p. 49).

Il est remarquable qu’al-Kawâkibi ne s’intéressait pas tant au système culturel qui engendre le despote, mais il critiquait la machine autocratique lorsqu’elle remplit sa merveilleuse mission d’humilier les gouvernés et de les transformer en un troupeau qui doit obéir et se soumettre aux ordres du despote qui, selon al-Kawâkibi, domine les affaires du peuple par sa propre volonté et non par celle du peuple, qui le gouverne selon son humeur et non selon la loi, qui se sait usurpateur et agresseur et qui, pour cette raison, pose le talon sur la bouche de millions de personnes pour les empêcher de dire la vérité et d’exiger qu’elle soit dite.

«C’est le peuple qui s’asservit, qui se coupe la gorge».

S’interrogeant sur cette aberration qui conduit un être, né pour pousser plus avant la liberté dont les animaux jouissent naturellement, à se soumettre au joug du pouvoir, au point de mener une existence de bête de somme, al-Kawâkibi découvre la raison de l’infortune qui accable l’homme arabe depuis des siècles:

«En fait, dit-il, les gens se condamnent eux-mêmes par cette peur due à l’ignorance et à la bêtise. Car quand l’esprit est éclairé, la peur disparaît et les gens n’acceptent alors pas être gouvernés contre leurs propres intérêts (p.52). (…) «Le despotisme et le savoir s’excluent l’un l’autre. Tout système tyrannique cherche à éteindre la lumière du savoir en maintenant ses sujets dans les ténèbres de l’ignorance.»( p.56). Tout système despotique cherche également, par la pression et par la menace à «transformer l’aspiration naturelle de la nation au progrès en désir de régression au point de la faire résister à l’appel vers le haut comme l’albinos est ébloui par la lumière. Si on lui imposait la liberté, la nation serait désorientée comme un animal domestique lâché dans la nature. Le despotisme s’accroche à elle telle une sangsue jusqu’à la faire périr avant de périr lui-même» (p.130)

La peur mutuelle entre despote et citoyen.

Dans cette relation complexe avec le pouvoir, al-Kawâkibi remarque qu’il existe une peur mutuelle entre le despote et le citoyen, mais pour des raisons différentes. La peur du despote envers ses sujets est plus grave, affirme-t-il:

«Le tyran craint la révolte de ses sujets plus que ces derniers ne craignent sa puissance, car il est conscient de ce qu’il mériterait, alors que leur peur est due à leur ignorance. Sa peur provient de la véritable impuissance qu’il a en lui alors que la leur provient d’une illusion. Il craint pour sa vie et son pouvoir alors qu’eux s’accrochent à des bouchées de pain et à une patrie à laquelle ils peuvent substituer une autre en quelques jours. Il craint de perdre tout ce qu’il y a dans son royaume alors qu’ils n’ont à perdre que leur vie malheureuse». (p.53).

En d’autres termes, la peur du despote est le résultat de la connaissance, la peur du citoyen le résultat de l’ignorance.

Le despotisme et la religion.

Pour se maintenir au pouvoir, le despote a besoin d’un certain nombre de personnes qu’il fait profiter du système. Il les «tient» par l’appât du gain et des honneurs. C’est ainsi que la structure pyramidale de la société est maintenue, le tyran la contrôlant de haut en bas par une chaîne ininterrompue de personnes qui le servent et profitent de ses bienfaits. Dans Tabai’ al-istibdâd, al-Kawâkibi s’attaque en particulier à la caste des religieux corrompus :

«Les historiens des religions, dit-il, s’accordent à considérer que le despotisme politique est engendré par le despotisme religieux, ou du moins que les deux sont des frères, ayant pour père le dépouillement et pour mère la domination. Ces jumeaux sont soudés par une nécessaire collaboration pour avilir l’homme, gouvernant l’un les corps, l’autre les cœurs ». (p.28)

Al-Kawâkibi déplore l’influence grandissante des religieux sur la scène politique et de leur emprise sur l’interprétation religieuse du monde musulman en général et du monde arabe en particulier.
Une interprétation souvent fallacieuse qui, selon lui, renforce les dysfonctionnements de la société arabo-musulmane et entrave toute tentative d’éclaircissement et de réforme.

Concernant le rôle des imams, qu’il qualifie d’«ignorants enturbannés», il déclare :

«En regardant les pouvoirs islamiques depuis le Prophète jusqu’à maintenant, on voit que la progression et la religion sont respectivement liées aux forces ou faiblesses de ceux qui nouent et dénouent (ahl al-Hall-wal-aqd) et à leur participation dans le règlement des affaires de la nation».

Al-Kawâkibi affirme aussi que c’est une erreur grave et impardonnable de supposer que le Coran préconise le despotisme politique:

«Le saint Coran abonde, dit-il, en enseignements en vue de supprimer le despotisme et d’instaurer la justice et l’égalité, y compris dans certains de ses récits. Ainsi des paroles de Balqîs, reine de Saba, des Arabes de Tubba‘, s’adressant aux dignitaires de son peuple: «‘Ô vous, chefs du peuple! Répondez-moi au sujet de cette affaire; je ne déciderai rien dont vous ne soyez témoins’. Ils répondirent: ‘Nous détenons une puissance; nous détenons une force redoutable; mais l’affaire dépende de toi; vois donc ce que tu veux ordonner’. Elle dit: ‘Quand les rois pénètrent dans une cité, ils la saccagent et ils font de ses plus nobles habitants les plus misérables des hommes. C’est ainsi qu’ils agissent’.» (Coran. 27,32-34).«Cette histoire, poursuit Al-Kawâkibi,  montre que les rois doivent consulter les nobles du peuple et ne prendre de décision qu’après avoir recueilli leur avis. Elle indique que le peuple doit détenir la force mais qu’il revient aux rois justes de la mettre en œuvre par respect pour leur place, tandis que les despotes sont honnis. (…) Compte tenu de ce qui précède, on ne peut accuser l’Islam de soutenir le despotisme, et des centaines d’autres versets du Coran le prouvent». (p.35-37)

Par conséquent, il est important de souligner avec force et crier sur les toits que l’islam n’a jamais été une religion tolérante, et ce pour des raisons purement politiques et non dogmatiques. La politisation de la religion favorise l’intolérance et la violence. Ce sont les despotes musulmans qui ont délibérément incité la caste religieuse à commenter le Coran dans l’intérêt du pouvoir politique.

La séparation de l’État et de la religion.

Bien qu’il s’inscrive dans une forte tradition musulmane, Al-Kawâkibi s’en prend durement aux autorités religieuses, qu’il considère comme l’une des principales causes du despotisme politique et du déclin de l’islam lui-même. Il critique sévèrement les savants officiels, connus aujourd’hui sous le nom de savants de cour, car toute société dominée par un despotisme politique attire un despotisme religieux pour renforcer le contrôle sur les sujets et rendre le régime théocratique, dans laquelle le despote est soutenu par Dieu, de sorte que lorsqu’il tue, il tue sur ordre de Dieu, lorsqu’il vole, il vole sur ordre de Dieu, et lorsqu’il décide, il décide uniquement sur le conseil de Dieu, sans demander l’avis du peuple, sans responsabilité ni contrôle.C’est là l’idée centrale d’al-Kawâkibi à séparer les religieux de la politique afin que la religion ne soit pas détournée pour servir les objectifs des politiciens, et que les religieux restent dans leur rôle de surveillance des dirigeants, de défense des opprimés et de préservation de la nation, sans s’identifier à l’institution gouvernementale et sans justifier les actions des dirigeants en échange du spectacle et de l’éclat du monde.

Les propos d’al-Kawâkibi sur l’impératif de séparer religion et politique vont clairement dans le sens de la laïcité: «Occupons-nous, dit-il, de notre vie sur terre et laissons les religions régir uniquement l’autre monde» (p.146). Il plaide également pour la suppression de la distinction entre musulmans et non-musulmans. Il s’adresse dès lors aux non-musulmans en disant:

«Écoutez-moi, vous les Arabes parmi les non-musulmans, j’en appelle à vous pour oublier les offenses, les haines et ce que les ancêtres ont commis. Les diviseurs en ont assez profité. Votre devoir à vous, les premiers éclairés, est de trouver les moyens de l’union».(p.221)

L’expérience des Occidentaux, qui ont eu à surmonter tant de clivages religieux et ethniques, lui semble intéressante à suivre, ainsi «l’Autriche et l’Amérique que la science a guidées par des chemins divers vers des principes solides pour l’union de la patrie par-delà la religion, vers la concorde nationale par-delà les divisions confessionnelles, vers l’établissement de liens politiques sur un fond de diversité administrative! Pourquoi ne choisissons-nous pas une voie similaire afin que nos penseurs puissent dire aux attiseurs de la haine: laissez-nous gérer notre vie ici-bas et réservez la religion à la gestion de l’au-delà!».

Les différences entre l’Orient et l’Occident.

Al-Kawâkibi prend à plusieurs reprises l’Occident comme modèle. Dans sa conclusion sur les formes de despotisme, il donne une explication simple: l’Occident est la civilisation qui a trouvé la réponse à la question de la forme de gouvernement, une réponse qui consiste à appliquer «quelques règles de base fondées à la fois sur la raison et l’expérience» (page 162). C’est ainsi qu’il écrit, en insistant sur les différences entre l’Orient et l’Occident : «L’Oriental se préoccupe du sort de son oppresseur jusqu’à sa disparition mais ne pense pas à contrôler son successeur, si bien qu’il retombe indéfiniment dans la tyrannie (…). L’Occidental, lui, poursuit sans relâche son oppresseur jusqu’à le briser.(…)On peut préférer les qualités individuelles de l’Oriental, mais socialement l’Occidental a nettement plus de qualités. À titre d’exemple, les Occidentaux exigent de leur dirigeant qu’il jure de les servir dans le respect du droit, tandis que c’est le sultan oriental qui exige de son peuple obéissance et soumission. Les Occidentaux s’enorgueillissent de donner une partie de ce qu’ils gagnent à leurs rois alors que les princes orientaux accordent aux gens de leur choix ce qui leur est dû comme si c’était une aumône. (…) L’Occidental a des droits sur son dirigeant et ne lui doit rien, et c’est l’inverse pour l’Oriental! Les Occidentaux imposent à leur dirigeant des lois à respecter tandis que les Orientaux dépendent du bon vouloir de leur prince! Le sort et la destinée des Occidentaux dépendent de Dieu, ceux des Orientaux de leurs oppresseurs! L’Oriental est crédule tandis que l’Occidental ne croit que ce qu’il voit et touche du doigt. L’Oriental place son honneur dans son sexe, alors que l’Occidental tient avant tout à sa liberté et à son indépendance! L’Oriental est attaché à la religion et à la bigoterie, alors que l’Occidental tient à acquérir davantage de force et de gloire. En conclusion, l’Oriental est un homme du passé et de l’imagination, et l’Occidental fils de l’avenir et du réel!» (pages 109-110)

Conclusion.

Dans la conclusion générale de son livre, Al-Kawâkbi énumère vingt-cinq sujets liés à la vie politique pour que les lecteurs y réfléchissent et que les étudiants assidus s’y plongent, le dernier d’entre eux étant chercher à «En finir avec le despotisme», auquel il ajoute ensuite trois points clés que chacun devrait méditer longuement :

Premièrement, « la nation qui ne ressent pas unanimement ou dans sa majorité les souffrances du despotisme, ne mérite pas la liberté».(p.170)

C’est pour cette raison que l’action doit être collective afin de garantir sa réussite.

Deuxièmement, « le despotisme ne doit pas être combattu par la force mais la sagesse et par étapes» (p.173).

En d’autres termes, le seul moyen efficace d’arracher les racines du despotisme est de faire progresser la nation dans le domaine de la compréhension et de l’intelligence, ce qui ne peut être réalisé que par l’éducation. Al-Kawâkibi préfère donc le processus éducatif à la violence. Toute sa stratégie éducative pour lutter contre le despotisme découle de sa culture religieuse et de sa connaissance du Coran et de la Sunna:

«Au début, dit-il, l’homme est semblable à une jeune branche, droite et souple par nature, puis selon son éducation, il penchera à droite vers le bien ou à gauche vers le mal. Il grandit dans l’une ou l’autre direction et demeure ainsi toute sa vie (…) l’éducation est un bien accessible par l’enseignement, l’exercice, l’exemple et l’adaptation. Elle s’enracine grâce aux bons éducateurs et se ramifie dans la foi» (p.114)

Al-Kawâkibi mise avant tout sur la réforme de l’éducation et des institutions pour mettre fin au despotisme. Il affirme que ce dernier ne recule pas devant toutes les sciences, mais devant celles qui développent l’esprit, définissent la vérité et le but de l’homme et ses droits, encouragent la créativité et l’innovation, développent la capacité de penser de manière créative, conduisent les hommes vers le bien et leur donnent la capacité de distinguer le bien du mal. Dans cette catégorie de sciences, al-Kawâkibi range:

«La sagesse théorique, la philosophie rationnelle, le droit des gens ou la sociologie, la politique civile, l’histoire générale, la littérature et autres sciences qui grandissent l’esprit, affinent le jugement et indiquent à l’homme quels sont ses droits, combien ils sont bafoués, comment les revendiquer, les obtenir et les conserver». (p.51)

Il convient de noter, pour conclure ce point, qu’à l’époque d’al-Kawâkibi, la méthode d’acquisition du savoir était la mémorisation. Aujourd’hui, il est possible d’acquérir des connaissances grâce à Internet, qui a rendu le savoir accessible à tous. Ce dont le lecteur a besoin, c’est d’une lecture exploratoire et approfondie, d’un peu de patience et de beaucoup de variété. Là encore, il faut souligner que le monde était un vaste univers, puis il est devenu un groupe d’empires, puis les empires sont devenus des nations, les nations sont devenues des peuples, et les peuples sont devenus des États, et à la fin du XXe siècle le monde est devenu un petit village, et maintenant le monde est devenu un petit écran, de sorte que les outils et les moyens de se débarrasser du despotisme sont devenus plus faciles, accessibles et efficaces, à commencer par les sites d’information électroniques, en passant par les documentaires de YouTube, les magazines, les journaux spécialisés, les livres électroniques, les blogs, les sites de réseaux sociaux et bien d’autres moyens modernes de connaissance.

Troisièmement, « avant de combattre le despotisme, il convient de préparer le régime qui doit le remplacer».(p.176)

C’est dans cet esprit qu’al-Kawâkibi propose à ses lecteurs, ailleurs dans son livre, une alternative :

«La source du mal est le despotisme politique, et son remède, la consultation constitutionnelle. Je parvins à cette conviction après trente ans d’étude et d’exploration » (p.10).

En fait, cette forme de gestion politique prive les gouvernants du monopole du pouvoir et les oblige à respecter la volonté de la population représentée dans les instances parlementaires. Cette conviction, qui résulte d’une expérience politique de toute une vie, constitue sans aucun doute un défi actuel pour les études arabes.

C’est ainsi que se termine son livre sur le despotisme et ses caractéristiques. Al-Kawâkibi n’a pas vécu longtemps pour développer ses idées sur la liberté, la justice sociale, la constitution participative et l’importance du savoir et de la raison pour le progrès des peuples, à l’exemple de ce qu’il avait lu et vu en Occident, tout en restant fidèle à une réforme de la littérature du fiqh qui avait été rétrograde et régressive pendant des siècles.

Al-Kawâkibi meurt en 1902, à l’âge de 47, dans des circonstances douteuses, qui ont fait dire à certains qu’il aurait pu être empoisonné. Il a été enterré au Caire. Sa tombe porte des inscriptions en vers du poète Hafez Ibrahim :

Voici l’homme du monde
Voici le lieu de la rencontre
Voici le meilleur opprimé
Voici le meilleur écrivain
Levez-vous, lisez l’Umm al-Kitab et saluez-le.
Cette tombe est la tombe  d’al-Kawâkibi.

هنا رجل الدنيا

هنا مهبِط التقى

هنا خير مظلوم

هنا خير كاتب

قفوا واقرؤوا أم الكتاب وسلموا

عليه فهذا القبر قبر الكواكبي

*Enseignant-chercheur à Paris