Par Abderrahim CHIHEB*
Au fil du temps, l’évolution des sociétés primitives avait progressivement conduit au déclenchement d’un processus de mutations majeures et complexes, au niveau de toutes les structures de ces sociétés. Elles étaient inédites et avaient débouché sur l’apparition, à travers différents endroits du monde (le Croissant fertile, l’Égypte, la vallée de l’Indus, la vallée du fleuve jaune et la Mésoamérique) et diverses périodes historiques étalées sur 9000 ans, d’un nouveau type de société.
Ces nouvelles venues se nomment « les sociétés agraires » et « les sociétés proto-urbaines » et leur développement a constitué, doit-on souligner, une source d’inspiration et, par-là même, un maillon important et décisif dans l’évolution de l’humanité. Les traces et les marques qui référent à cette période sont, par ailleurs, encore présentes et visibles, y compris dans notre ère moderne et même dans le monde contemporain d’aujourd’hui. Par-là, elles sont, à n’en point douter, l’expression par laquelle se révèle la loi du changement dont l’humanité n’a cessé de subir les effets à travers les différentes aires culturelles, les diverses civilisations et les nombreuses sociétés qui se sont succédé au cours de l’histoire. Une histoire longue, complexe et intéressante de par sa richesse, sa diversité, sa variété qui, toutes, en disent long ou peut-être pas assez sur les mystères et les énigmes de cette belle créature qui s’appelle l’Homme.
Cela étant dit, il sied, à présent, de reprendre le fil de l’Histoire, à la suite du premier article, pour souligner que les sociétés agraires avaient supplanté les sociétés primitives au terme d’une série de changements de paramètre qui avaient conduit à la transition de la société des chasseurs-cueilleurs vers la société agraire.
Au rang premier de ces mutations, se trouvait le réchauffement climatique, consécutif à la fin de l’ère glaciaire datant de 12 000 ans avant notre ère, qui avait créé des conditions environnementales nouvelles qui s’étaient révélées plutôt favorables à une pratique plus importante de l’agriculture grâce à une plus grande disponibilité de terres fertiles et d’autres ressources naturelles, notamment l’eau et les sols.
Ces nouvelles sociétés s’étaient distinguées par un nouveau mode de vie où la mobilité, imposée au mode de vie nomade par l’impératif de la subsistance qui prévalait au temps de la société des chasseurs-cueilleurs, a cédé la place à la fixité, c’est-à-dire à la sédentarité qui avait donné à aux hommes la possibilité de s’installer de manière permanente dans un lieu donné. Ainsi, on était passé de la mobilité et de la précarité, inhérente au mode de vie nomade, à la stabilité et à la durabilité que la sédentarité avait apportée ; et à la suite de laquelle avait émergé, au sein de la nouvelle communauté, une nouvelle vision du monde, un nouveau rapport de l’Homme à l’espace et un nouveau mode de pensée qui, ensemble, avaient changé la vie et le destin de toute la communauté.
Ce qui avait mené progressivement à l’établissement de petits villages où s’étaient installés de petites communautés d’une manière permanente qui leur avait permis d’apprécier les bienfaits et le confort de la stabilité. Mais, cette évolution avait porté avec elle les premiers signes annonciateurs du basculement de ces communautés d’une économie de subsistance, basée, pour l’essentiel, sur la chasse, la cueillette et la pêche, à une économie fondée sur l’agriculture. Par la suite, les progrès qui étaient enregistrés à la suite de l’émergence de ce nouveau mode de production, en particulier la domestication des plantes (le blé, l’orge et le riz), des animaux (les bovins et ovins) ainsi que les innovations techniques et les avancées technologiques apportées dans la pratique agricole, avaient remarquablement contribué à l’amélioration de la productivité et de l’efficacité dans ce domaine de l’agriculture, et entraîné, à terme, des changements qui avaient modifié totalement la physionomie de la société.
En effet, ce contexte, sans précédent, et les nouvelles transformations auxquelles il avait donné naissance avaient engendré une situation de profusion et d’abondance que l’on n’avait jamais observé par le passé. Une situation où, précisément, le niveau de la production avait dépassé, pour la première fois, celui des besoins, et avec laquelle s’était imposé, par conséquent, le recours au stockage de l’excèdent des récoltes. Ce fait nouveau, dont l’impact allait être nettement visible sur la croissance démographique, avait contribué, non seulement, à nourrir convenablement ces communautés ; mais à leur donner également, sur la base des quantités de nourritures issues des récoltes et stockées, la possibilité de pouvoir faire face aux pénuries qui survenaient de temps à autre.
D’autre part, l’accumulation du surplus, résultant de l’abondance de la production agricole, avait favorisé le développement du commerce et de l’échange, localement et à l’échelon des régions qui, de fil en aiguille, avait donné lieu, à son tour, à la naissance à la notion de la propriété privée de la terre, à titre individuel, alors que la propriété avait été, jusque-là collective. Cette volte-face soudaine et inattendue avait conduit à des changements de taille et à des conséquences lourdes, notamment au niveau des fondements et de l’équilibre de la société dans son ensemble. En, effet, ce séisme s’était traduit essentiellement par l’accaparement de terres par une élite, la concentration entre ses mains et le contrôle de ces terres et des autres ressources. Cela avait eu pour effet direct de mener la société, au fil du temps, à l’irruption des inégalités sociales et économiques, et puis à l’exacerbation des discriminations qui allaient affecter ses structures en profondeur.
Enfin bref, c’était à partir de ce tournant capital que s’était engagé le processus de la stratification de ces sociétés, en classes socialement différenciées, pour déboucher, en fin de compte, sur la lutte ouverte entre ces classes. Une lutte qui s’était présentée tantôt sous la forme de révoltes et de rébellions, tantôt sous celle de confrontations et d’épreuves de force entre ceux qui détenaient les moyens de production et ceux qui ne possédaient rien, si ce n’était la force de leur travail. Ainsi, dans cette nouvelle situation de rapports de force, la redistribution des excédents des récoltes s’organisait sous l’autorité de cette même élite, suivant les critères de la hiérarchie sociale nouvelle et selon les structures et les moyens dont le nouveau pouvoir s’était doté pour gérer et, le cas échéant, contenir et réprimer les mouvements de contestation. L’objectif principal de cette stratégie était d’asseoir sa domination et de maintenir le nouvel ordre.
De toute évidence, les effets de ces chambardements profonds n’avaient pas manqué de se faire sentir et surtout de se faire voir au niveau de la liberté et de la morale de la nouvelle société. En effet, si auparavant, l’accès aux ressources naturelles était possible pour tout le monde, la détention par la nouvelle élite dirigeante (les chefs, les rois et les prêtres) des moyens de production, dont l’élément central était la propriété privée de la terre, avait eu pour conséquence directe la réduction considérable de la marge de liberté économique et individuelle des paysans. Car, on les avait contraints et soumis, par la suite, au régime des corvées et du travail obligatoire qui leur imposaient, en fait, de travailler gratuitement sur les terres des élites ou sur celles, destinées aux projets communs ou publics des autorités locales, en contrepartie de leur subsistance et de leur protection.
Quant à l’évolution observée au niveau de la structure morale, elle s’était manifestée à travers un changement de paradigmes qui avait favorisé le passage d’une vision morale communautariste et des valeurs, visant la survie et le bien-être collectif, à une morale institutionnalisée et codifiée prescrivant, sous la forme de lois écrites, les comportements acceptables et les sanctions légales et sociales à l’encontre des personnes en contravention avec la loi.
Aussi, du temps des sociétés primitives, les normes morales passaient-elles par la voie des traditions orales, fondées essentiellement sur les mythes, les légendes et les rituels pour orienter la conduite des gens, étaient, après, prises en charge par les institutions religieuses au sein desquelles les prêtres assumaient un rôle de première importance. Ce rôle s’illustrait, notamment, à travers l’élaboration et la mise en pratique des valeurs morales qui étaient l’expression et le reflet des croyances religieuses de ces communautés. Parmi celles-ci figuraient, en premier lieu, la place considérable et le respect profond voués par ces communautés à la nature qui était devenue, par-là même, sacrée à leur regard. Mais ce pacte a été rompu par la morale des nouvelles sociétés dont la volonté affichée n’était plus la recherche de la cohabitation respectueuse et harmonieuse avec la nature mais la domination de celle-ci.
Les transformations, opérées au sein de la situation économique au niveau du mode de production plus précisément, avaient eu des effets d’entraînement qui avaient conduit à l’élaboration d’une nouvelle architecture, sur le plan politique. En effet, les structures politiques traditionnelles, incarnées par les chefferies informelles, d’où émanaient les décisions prises collectivement par les membres de la tribu ou le clan, s’étaient effacées à la suite de l’émergence des premiers embryons d’États et royaumes, qui s’étaient outillées de structures politiques et administratives plus élaborées et d’un pouvoir centralisé. Le but de cette nouvelle structuration était d’encadrer ces sociétés dont l’évolution et le niveau de complexité atteint avaient requis la mise en place d’un système sophistiqué et une législation, écrite, codifiée en textes de loi et des règles sociétales et des normes morales, pour gérer les ressources et les interactions économiques et sociales afin d’assurer le maintien de l’ordre et de la justice dans la nouvelle société.
Dans cette nouvelle configuration, les temples religieux et les lieux de culte qui faisaient, en même temps, office de centres administratifs et économiques où l’on redistribuait également les ressources de nourriture, les prêtres et les religieux avaient joué un rôle crucial en prescrivant des croyances religieuses, des rituels, des cérémonies et des festivals, qui étaient liés aux cycles naturels et agricoles, à la vénération des dieux de la fertilité, des moissons et des pluies pour avoir de bonnes récoltes, aux fins de manipuler les communautés et de les garder sous l’emprise et le contrôle de l’institution religieuse qui était manifestement, faut-il le souligner, au service du pouvoir politique. Ainsi, ces prêtres et ces religieux étaient en position de force qui leur donnait la possibilité de prêter leur concours aux dirigeants de l’élite politique dirigeante en vue de légitimer et de consolider le pouvoir qu’ils avaient sur les différentes composantes de la société. En témoignaient, à titre d’illustration justement, les inscriptions et les monuments qui étaient édifiés à la gloire des chefs et des rois pour vanter la grandeur de ces derniers dans le seul et unique but d’asseoir leur pouvoir et de le légitimer au regard de leurs peuples.
Sur le plan social, la société agraire avait conservé le schéma de la famille élargie et les rites de passage qui étaient essentiels pour la cohésion sociale et la perpétuation des traditions. En revanche, des changements avaient eu lieu, notamment à travers une répartition plus nette des rôles entre hommes et femmes et un renforcement des structures patriarcales et ce, grâce aux amendements apportés à l’héritage et à la transmission de celui-ci, au fil des générations. Enfin, si les nouvelles déterminations de la société agraire avaient limité le champs des libertés collectives et individuelles en général, les valeurs morales de la communauté, telles que la coopération, la solidarité, l’entraide et le respect des aînés, étaient restées le socle sur lequel reposaient la stabilité et la cohésion de l’édifice la société dans sa globalité.
Mais le temps passant, les sociétés agraires étaient traversées, elles aussi, par des changements conséquents qui les avaient menées graduellement au dépérissement et à l’effacement, pour, ensuite, passer la main et à laisser la place à l’émergence de la société proto-urbaine. En réalité, l’avènement des sociétés proto-urbaines était, en fait, le résultat d’un développement accru du mode de production à travers l’intensification des activités agricoles et artisanales. Ce processus avait favorisé l’éclosion d’une économie agricole excédentaire dont le surplus de la production avait servi à couvrir les besoins, en nourriture, des populations citadines. Le dessein visé, était, à juste titre, de soutenir le développement de l’urbanisation à travers la mise en chantier de l’édification des proto-villes ; qui, s’étaient, par la suite, transformées en centres de commerce et en lieux d’échange de biens, de services et d’idées.
Cependant, il faut bien ajouter que la sophistication des technologies agricoles et artisanales, dont les effets étaient positifs sur la productivité, la division du travail, l’apparition de nouveaux corps de métiers (artisans, commerçants, administrateurs et métiers spécialisés) étaient autant de facteurs qui avaient véritablement contribué à stimuler cette dynamique de grands changements de la société agraire. Au demeurant, ces transformations d’envergure avaient mené, dans ce nouveau contexte, à la création de nouvelles richesses grâce, notamment, au développement du commerce à une plus grande échelle, à la diversification des structures de l’économie et la création d’un nouveau système d’échange, basé sur la monnaie, en remplacement du système du troc.
Au plan politique, les sociétés proto-urbaines avaient adopté, contrairement à la situation où prévalaient des structures tribales ou féodales et un pouvoir décentralisé, à un mode de gouvernance qui concentrait l’autorité politique et monopolisait le pouvoir de décision entre les mains d’un seul dirigeant, à le tête d’un gouvernement central. Ce mode de gouvernance qui, était de nature à pénaliser et réduire, de toute évidence, l’autonomie locale ou régionale, disposait d’un État, de structures gouvernementales, d’une administration bureaucratique et d’un arsenal de lois, de réglementations et de procédures plus élaborées pour gérer les ressources, les populations et les infrastructures ; et, pour réguler des territoires dont la taille avait augmenté avec les expansions et les conquêtes territoriales. Bref, la transition vers les sociétés proto-urbaines, qui avaient atteint un seuil important d’élaboration, avait nécessité un mode de gouvernance sophistiqué pour contrôler le fonctionnement d’une organisation économique et sociale devenue, elle-même, encore plus complexe.
Dans ce même contexte de convulsions et de mouvements, la transition vers les sociétés proto-urbaines avait entraîné des changements au niveau des croyances religieuses qui s’étaient traduits par le basculement de l’animisme au polythéisme. Pour le dire autrement, cela s’était exprimé par un glissement d’une vision fondée, sur la vénération des esprits, de la nature et des ancêtres, vers une conception reposant, elle, sur une pluralité de divinités avec des panthéons de dieux et de déesses qui étaient dotés d’un grand pouvoir et d’une influence certaine sur les différents aspects ayant trait à la vie courante des communautés.
A travers ce même mouvement de changement, les rituels simples, les chamanes et les figures spirituelles locales d’avant, étaient remplacés par la religion qui s’était érigée en une institution de l’État. Par ce nouveau statut, Elle pouvait s’appuyer, dans son fonctionnement, sur des textes sacrés, des clergés et des prêtres, qui avaient joué un rôle déterminant, pour susciter au sein des communautés l’adhésion aux prescriptions religieuses et morales ; mais aussi pour justifier, à la faveur d’arguments puisés dans les champs du religieux, du spirituel et du sacré toute à la fois, le pouvoir politique et des nouvelle élites urbaines et de leur conférer la légitimité dont ils avaient besoin pour régner et durer.
D’autre part, et outre le fait d’être l’interprète de la volonté des dieux et de régir les rapports des communautés avec le divin, la nouvelle institution religieuse veillait, sur la base de systèmes de culte plus complexes et avec le concours d’un personnel religieux dédié à la définition de l’orientation spirituelle, que la communauté était appelée à suivre, à l’organisation de la vie religieuse des gens et à l’accomplissement des rituels sacrés, des cérémonies et des célébrations qui étaient liés à la vie et à leur culture. Les temples et les divinités qu’ils abritaient, étaient des lieux sacrés et, en même temps, des centres d’autorité religieuse et politique à travers lesquels s’opéraient la gestion, la distribution et le contrôle des surplus agricoles et des ressources.
Il reste à souligner, par ailleurs, que les dimensions sociale et culturelle n’avaient pas pu se soustraire et échapper à cette lame de fond de mutations et de transformations globales à l’issue desquelles les sociétés proto-urbaines avaient pu voir le jour. Dans celles-ci, pour ne parler que des changements emblématiques les plus significatifs, avait émergé, au niveau social, une différenciation sociale plus marquée avec l’apparition de classes nettement distinctes et des statuts différenciés (rois, chefs, nobles, prêtres, administrateurs, intellectuels, artistes, artisans, paysans et esclaves…etc.) qui contrastaient fortement avec les communautés de l’époque précédente où il y avait peu de différences sociales entre les membres qui les constituaient. Mais, le fait saillant et majeur qui avait marqué ces nouvelles sociétés, sur le plan culturel, était indiscutablement l’instauration de l’usage de l’écriture, venue supplanter le canal de l’oralité, pour la transmission de la culture, des connaissances et des traditions.
En définitive, il est essentiel de souligner que le nouvel écosystème, produit par les sociétés proto-urbaines, laisse s’exhaler, bon gré mal gré, les relents d’un discours idéologique qui, en se servant de l’argument de l’ordre cosmique, tendait, en réalité, à justifier le nouvel ordre établi. Un ordre qui s’était fondé, contrairement aux autres sociétés révolues, sur les hiérarchies sociales et politiques, les inégalités, les restrictions des libertés individuelles et collectives et sur les valeurs d’une morale contraignante, fortement imprégnée par les nouvelles croyances religieuses, qui promouvait le respect, l’obéissance, la loyauté, le devoir et la justice ; et ce, pour mieux asservir les classes dominées et pour les rendre plus dociles vis-à-vis des nouvelles formes de pouvoir qui présidaient à la destinée de la nouvelle société.
De même, il est important de se rendre compte au terme de cette réflexion que le caractère radical de ces mutations avait entraîné une véritable métamorphose qui avait reconfiguré l’ensemble des structures de la société, au niveau économique, politique, idéologique, religieux, social et culturel. Et grâce à l’interaction de ces multiples et diverses dynamiques, le nouvel ordre avait pu se stabiliser, au demeurant, par une gestion efficace de tensions multiples, en veillant drastiquement au maintien de la cohésion sociale dont dépendait finalement sa survie et l’avènement, par ailleurs, et l’essor des premières civilisations qui allaient éclore par la suite.
*Universitaire et Analyste Politique