Par Dr Youssef CHIHEB*
Il est de coutume de considérer que l’Afrique est un continent qui renvoie de lui-même l’image de la mendicité institutionnalisée, de l’errance de millions de migrants, d’une dette colossale et d’un continent infesté de mouvements séparatistes (et pas uniquement la milice Polisario), de groupes armés jihadistes sous la bannière de l’Etat Islamique ou d’Al Qaïda. Et, depuis une quinzaine d’années, un continent qui abrite, en toute impunité, les grandes organisations criminelles transfrontalières, et plus inquiétant, transcontinentales. Sur le plan humanitaire, l’Afrique est cycliquement confrontée à des épurations ethniques ou confessionnelles, aux ravages des épidémies, à des saisons de sécheresse provoquant des famines et des déplacements massifs de millions d’habitants. Cette « malédiction » semble perdurer dans plus de 27 Etats et les populations semblant se résigner à vivre sous perfusion onusienne ou celle de l’UE en l’absence d’horizon politique ou stratégique de nature à changer cette image désastreuse qui stigmatise près d’un milliard d’habitants.
Une organisation régionale (CEDEAO) a tenté vainement d’apporter des réponses pour se soustraire de ce déterminisme géopolitique qui plombe le décollage économique, la stabilité et la fatalité qui accréditent le pseudo droit d’ingérence étrangère (civile ou militaire) pour venir au chevet d’un continent agonisant. Pourquoi un tel fatalisme qui a conduit l’Afrique « à rater son rendez-vous avec l’Histoire »?
Plusieurs facteurs d’ordre géographique, géopolitique et humain sont à l’origine du naufrage d’un continent, qui regorge pourtant de richesses stratégiques. Selon plusieurs études conduites par des organisations onusiennes, par des instituts de recherche ou des Think Tank se rejoignent sur les déterminants, à la fois structurels et/ou conjoncturels à l’origine de sa crise systémique.
En matière d’enjeux militaires et de prolifération d’armes, l’Afrique constitue la deuxième zone crisogène après le Moyen-Orient de par le maillage cardinal du continent par des conflits politiques, ethniques et armés inter ou infra États. Sur les cinquante quatre pays, 37 pays sont en conflit de voisinage ou face à des menaces endogènes à l’intérieur de leurs périmètres de souveraineté, soit 68,5% de la surface du continent.
Le continent africain est fortement marqué par un déterminisme géopolitique à travers le choc frontal et idéologique entre son histoire (celle d’une récente intégration dans les standards de la « civilisation contemporaine » et sa géographie postcoloniale dessinée à la règle et à l’équerre, ignorant au passage toutes les réalités anthropologiques, ethniques et linguistiques. En dépit de ce choc entre son histoire et sa géographie, l’UA persiste, avec orthodoxie, dans le maintien intangible des frontières héritées des anciennes puissances coloniales !
Le continent est « maudit » y compris par les lois de la nature et par le déterminisme géographique qui a fragmenté son socle en cinq entités géomorphologiquement, historiquement et idéologiquement hétérogènes (le Nord de l’Afrique méditerranéenne, le Sahara, le Sahel, l’Afrique équatoriale et l’Afrique australe). De telles fractures géographiques ne peuvent favoriser des interconnexions et des infrastructures terrestres ou maritimes viables. La part de la logistique aérienne et maritime ne représente que 19% des échanges commerciaux intra africains.
Si l’Europe, de par son histoire, sa géographie, ses institutions et son niveau économique, a pu renforcer une coopération continentale, amorcée en 1956 et matérialisée en 1998 par la libre circulation des biens et des personnes, ce scénario est peu probable en Afrique, dans les dix prochaines années. La porosité des frontières et leur artificialité ont donné naissance à des Etats-Nations hybrides et disloqués. Comment, dans une telle configuration géopolitique, une Afrique sans frontières puisse voir le jour sans risques majeurs en matière d’immigration, de tensions ou de génocides. Toutes les études ont, hélas, démontré la prévalence de la matrice ethno-confessionnelle sur le concept de l’État-nation moderne, comme socle de l’identité des peuples.
L’Afrique s’est installée, depuis l’indépendance pour beaucoup de ses pays, dans une posture politique et géopolitique de peuples vivant de l’assistanat sans sevrage possible de l’assistance militaire étrangère (France-Amérique) ou onusienne. Depuis 1975 jusqu’à nos jours, les casques bleus des Nations-unies et les forces de projection étrangères sont intervenus quarante cinq fois.
L’Afrique n’a pas cessé de maintenir l’arrière-pensée de la francophonie, comme symbole de son agrégation. Une stratégie ambivalente qui a, au bout du compte, modélisé les économies africaines vers la rente et non vers le développement, qui a formaté habilement les élites africaines pour pérenniser les intérêts de la France, et qui a torpillé tous autres modèles économiques ou écosystèmes de développement de nature à se soustraire de la Françafrique ou à entraver son inclusion positive dans la mondialisation multipolaire.
Sur le plan militaire et du renseignement, en dehors du Maroc, de l’Algérie et de l’Egypte, aucun pays africain ne dispose d’une logistique aérienne, civile et militaire, de nature à cartographier, en temps réel, le contexte sécuritaire, de plus en plus mouvant. Les mouvements criminels continuent de jouir du principe du « No man’s land logistique ou sécuritaire ». Ainsi, en 2022, les Nations-unies ont recensé seize mouvements séparatistes particulièrement au Sahara et au Sahel. Dans le même sillage, les grands services du renseignement ont répertorié, preuve à l’appui, douze organisations islamistes terroristes ayant toutes prêté allégeance soit à Al Qaïda, soit à l’État Islamique. Un jihadisme qui est ni idéologique ni aterritorial, mais érigé en mouvements armés free-lance sévissant au plus offrant en connivence avec la milice russe Wagner.
L’Afrique est victime, enfin, du risque majeur et sans précédant, qu’est celui de la coagulation du conglomérat mortifère constitué du séparatisme, du jihadisme et du crime organisé. Depuis 2015 qui coïncidait avec l’opération militaire française au Mali « Serval », cette menace majeure, tant redoutée par les services du renseignement, est en train de prendre forme à travers l’Organisation de l’État Islamique au Sahel et au Sahara, dont le chef est Lehbib Ould Ali Ould Saïd Al Joummani, alias Adnane Abou Walid Sahraoui, un ancien milicien du polisario, puis membre du Mouvement de l’Unicité pour le Jihad en Afrique de l’Ouest, responsable du rapt de personnel des ONG, des détournements des aides humanitaires destinées au camp de Tindouf, vers la Mauritanie et le nord du Mali. A son Actif, vingt sept opérations terroristes, dont sept soldats français ont été tués, trois marines tués et sept personnes, d’origine européenne, enlevées en échange de juteuses rançons. Ainsi, l’émir Adnane Abou Walid a constitué, sous sa bannière, une multinationale du terrorisme, du séparatisme et du crime organisé au Sahara et au Sahel pour renforcer la nouvelle doctrine criminalo-jihadiste en Afrique, en se joignant au Comité Islamique du Jihad dirigé par l’algérien Mokhtar Belmokhtar, Abou Mousaâd Camara le malien, et Abou Baker Shekan le nigérien, chef de Boko Haram.
L’Afrique devient le continent le plus inflammable à l’échelle de la planète. La chute de Kadhafi, les coups d’États au Mali, au Niger et au Burkina Faso, la coagulation des filières du crime organisé, les crises humanitaires, la récurrence de la famine, la propagation des épidémies et, cycliquement, les opérations, non médiatisées, des épurations ethniques ou confessionnelles… interpellent les États Africains à se saisir de la problématique de leur sécurité collective. Cette réalité tragique qui ne cesse de traduire le paradigme décrit en préambule, celui de la défaite de l’histoire et la victoire de la géographie. Entre les deux, se joue la viabilité géopolitique et sécuritaire de l’Afrique.
Des solutions réalistes, pragmatiques et opérationnelles peuvent être mises en œuvre, par paliers, en se basant sur le discours du Roi du Maroc qui appelle à une intégration politique de l’Afrique et de faire de l’océan Atlantique le nouveau centre de gravité géopolitique du continent, autour du projet gazier en cours de finalisation entre le Maroc et le Nigéria.
En définitive, sur le plan géopolitique et géostratégique, l’Afrique doit changer de paradigmes et de doctrine stratégique et de ne pas « placer la charrue avant le bœuf ». En l’absence d’une stratégie économique mutualisant des infrastructures communes.
L’Afrique ne peut ni décoller économiquement, ni garantir aux investisseurs un environnement attractif et stable sans son arrimage au Maroc. Certes, l’Afrique regorge de richesses et offre des opportunités exceptionnelles, mais, hélas, sans vision ou intégration politique, elle restera confrontée aux menaces géopolitiques, sécuritaires qui ont des répercussions géopolitiques en Europe qui incitent celle-ci au populisme et à la fermeture progressive de ses frontières submergées par les réfugiés pour faire de la Méditerranée le plus grand cimetière marin des déshérités africains.
Ainsi, aussi bien le continent africain que ses habitants sont, désormais, l’enjeu d’un Darwinisme géopolitique implacable fruit de la mondialisation « s’adapter, évoluer ou disparaître ».
*Spécialiste en Géostratégie et Développement international- Université Sorbonne