Arieh Naor: « Où va l’État d’Israël? » (Eléments de réponse)

Par CHAKIB HALLAK*

 

 

Yeshayahou Leibowitz est le plus grand philosophe israélien du 20ème siècle. Il fut un ardent critique de la politique israélienne, tant dans le système de gouvernement que dans l’occupation de territoires palestiniens, arguant que « l’occupation détruit la moralité du conquérant ». Ses positions anticonformistes et son franc-parler n’avaient pas seulement ébranlé la conscience juive israélienne, elles avaient touché aussi certaines oreilles palestiniennes. Leila Chahid, représentante en France de L’OLP, déclara, lors d’un débat sur Radio « France culture », combien la figure de Leibowitz avait changé la vision qu’elle se faisait elle-même de l’Israélien.

Dans son livre Israël et judaïsme, Ma part de vérité, Leibowitz résume ainsi son opinion sur le sionisme politique. « Notre système est pourri à la base » (p.255). Et ceci pour deux raisons:

1) « Le malheur provient de ce que tout s’articule au problème de la Nation et de l’État » (p.182). Si l’État et la Nation sont tenus pour une fin en soi, alors:

« le judaïsme est rejeté puisque le plus important c’est l’État d’Israël » (p.182).

2) La dépendance de cet État à l’égard des États-Unis:

« Chez nous l’effondrement total peut se produire en une nuit: conséquence de la stupidité totale qui fait dépendre toute notre existence de l’aide économique américaine » (p.255).

« Les américains ne sont intéressés que par l’idée de maintenir ici une armée de mercenaires américains sous l’uniforme de Tsahal » (p.226).

« La force du poing juif vient du gant d’acier américain qui le recouvre, et des dollars qui le capitonnent » (p.253).

Leibowitz n’a jamais cessé de défrayer la chronique en Israël par ses remontrances et ses avertissements, dérangeant les consciences, les réveillant de leur engourdissement au point qu’on le qualifiait de « prophète de la colère » ( Source: David Banon, Judaïsme et Modernité, p.148).

En 1988, Leibowitz, conscient des dérives de la politique israélienne, organisa, un cycle de conférences avec des personnalités politiques israéliennes (Moshé Zimmermann, Itzahak Galnor, Boaz Evron, Avraham Burg et Arieh Naor), pour répondre aux problèmes politiques que pose la définition de ces trois termes: Peuple, Terre, État, quand on les rattache à Israël.

Pour beaucoup, les propos tenus lors de ces conférences ont pris de l’âge, ce qui est dit lors de ces conférences se rapporte pour eux à une époque révolue. Pourtant, comme le rappelle l’ancien secrétaire de Menahem Begin, Arieh Naor, dont l’intervention intitulée « où va l’État d’Israël? » nous intéresse particulièrement ici:

« La caractéristique centrale de l’État d’Israël, quand on l’examine du point du point de vue du travail, c’est de s’occuper des questions urgentes et de négliger les affaires importantes. L’État d’Israël macère dans une crise permanente – ou dans une série ininterrompue de crises – ceci depuis le jour de sa création, et même avant ce jour, disent certains. S’il en va ainsi, la direction du pays n’a ni le temps, ni l’esprit assez libre pour s’occuper de ce qui n’est  pas urgent et n’exige pas une solution sur-le-champ. Les dirigeants prennent des décisions immédiates, pas toujours dans une perspective générale qui donnerait une direction dans la durée. En d’autres termes, ils s’occupent des questions à court terme, et du même coup négligent le long terme ». ( Source: Y. Leibowitz, Peuple, Terre, État, p.199)

C’est là que gît une des contradictions (car il y en a d’autres) du comportement des gouvernements successifs d’Israël: le court terme face au long terme, avec pour conséquence l’urgent au détriment de l’important. Les questions à l’ordre du jour ne sont jamais traitées d’une manière approfondie et analytique. On réagit de façon immédiate, parfois très impulsive.La réponse radicale de Tel-Aviv à l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023 confirme cette assertion. Deux jours après, lundi 9 octobre 2023, le ministre israélien de la Défense, Yoav Galant, a dressé en quelques mots les contours de l’opération « Glaive de fer », (une compagne de bombardements aériens massifs qui ont fait – selon un décompte arrêté au 4 Novembre – plus de 9000 morts et des milliers de blessés civils): un siège complet de Gaza et ajoute cette déclaration digne de Goebbels:

« Pas d’électricité, pas de nourriture, pas d’essence. Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence ». (source: Le Monde diplomatique N° 836, Novembre 2023). Une question morale s’impose alors: comment des juifs victimes eux-mêmes de tant de cruautés, peuvent-ils devenir tellement cruels?

Dans la suite de sa description du fonctionnement de l’appareil gouvernemental d’Israël et les dissonances qui forgent son destin, Arieh Naor déclare: « Il y d’autres facteurs dont parfois nous ne tenons pas compte, soit par inadvertance ou ignorance, soit en pleine connaissance de cause et avec préméditation, parce que nous avons l’illusion que si nous n’en tenons pas compte ils disparaîtront d’eux-mêmes et ne nous dérangeront plus. Pendant de nombreuses années, sous des gouvernements divers, nous avons dit- et il nous était commode de le dire-: Les Palestiniens, ça n’existe pas! Pourtant, il n’ont pas disparu… ». (Source, Y. Leibowitz, Peuple, Terre, État, p.199)

En effet, les palestiniens sont toujours là et la question palestinienne ne s’effacera pas. Il faut donc la traiter avec sagesse et lui apporter une réponse raisonnable et morale. Au moment même où je rédige cet article, les palestiniens résistent encore et encore malgré qu’ils sont confrontés à un siège qui bloque à peu près tout ce qui pourrait soulager leur sort. Et qui fait suite à un blocus qui, depuis des décennies, fait d’eux des prisonniers de fait.

D’après Naor, la deuxième contradiction et qui se trouve en fait à la base de la contradiction précédemment décrite (« court terme face au long terme ») réside dans le rapport numérique entre le monde arabe et Israël: 9 millions de Juifs entourés par plus de 138 millions d’Arabes (Égypte, Syrie, Jordanie, Liban et Palestine). Face à ce problème, les dirigeants israéliens se sont tournés, dès le début, vers la solution sécuritaire:

« Bien évidemment, nous n’aurions pas pu survivre si nous n’avions pas su constituer une armée qui nous protège (…) Il n’est donc pas surprenant que Ben Gourion et les dirigeants qui lui ont succédé, se soient orientés en priorité vers le renforcement de la structure sécuritaire dans son ensemble. Mais on doit mesurer les conséquences de cette situation sur la société israélienne (…) Tout le peuple va à l’armée et l’armée c’est le peuple. Chacun de nous se perçoit comme soldat, au moins pendant sa période de réserve et fréquemment hors de ces périodes. Pour beaucoup de personnes, le régiment représente le groupe de référence et ce que disent les « copains » avec lesquels on a accompli les périodes de réserve est d’importance particulière. Les valeurs dont l’armée a besoin pour exister et pour vaincre, deviennent les valeurs les plus importantes de la société. Tel est le mode de pensée qui s’est imprimé en celle-ci. Certes, cela ne constitue pas un garrison-state (État garnison) et il n’existe aucun risque de mainmise de l’armée sur le gouvernement (…) Mais dans une situation de siège permanent et de crises successives, la place de l’armée dans la société devient forcément plus centrale…. ». ( Ibid, pp. 202-203)

La manifestation de la troisième dissonance qui résulte de la crise continuelle de l’État d’Israël, se trouve dans son système de valeurs:

« La « dissonance » est bien plus profonde que cela, dit Naor. Imaginez un triangle. Sur l’un de ses sommets, écrivez la lettre T- Territoires – sur un autre sommet, D- Démocratie – et sur le dernier J – État juif- .J’affirme que toute combinaison de deux de ces sommets contredit le troisième. Telle est la contradiction de notre système de valeurs. Quel État voulons-nous? Nous voulons un État démocratique. Mais vouloir un État juif et démocratique comporte un prix territorial (…) Si nous voulons les territoires et un État démocratique  celui-ci ne sera pas juif car il faudra accorder le droit de vote aux populations des territoires (…) Et si nous voulons l’intégralité de la terre d’Israël en même temps qu’un État juif, nous le payerons du prix de la démocratie, car on ne peut pas dominer par la force une population aussi grande, pendant un temps aussi prolongé, et continuer à dire: « je suis démocrate ». Nous sommes aujourd’hui des démocrates « à responsabilité limitée ». Mais dans cette situation, par nature, il y a un processus de contamination de proche en proche. Souvenons-nous de l’affaire des services secrets. Quel était le fond de cette affaire? D’après le rapport d’enquête de la commission Landau, présidée par l’ancien président de la cour suprême, il apparut soudain, que durant de nombreuses années, des services secrets dévoués, patriotiques, estimèrent correct, pour des raisons patriotiques, pour le bien de la nation et de la patrie, de mentir systématiquement aux tribunaux. Voilà une conséquence directe et inévitable du fait que ces services devaient cacher aux tribunaux leur action dans les territoires sous administration militaire, puisque les actes commis dans les zones à régime militaire se trouvaient disqualifiés devant un tribunal israélien. Voici une des conséquences de cette « dissonance » de notre système. Pas seulement au niveau individuel, particulier, mais également au niveau national!».(Ibid, pp.209-210)

En guise de conclusion, Arieh Naor estime que la solution unique de toutes les contradictions et de tous les problèmes qu’il vient d’énumérer réside dans un changement radical de la politique israélienne:

« Il faut marquer un temps d’arrêt, dit-il, et se livrer à un examen de conscience.Pendant quarante ans ( 1948-1988), une durée aussi longue que celle de la génération qui traversa le désert, nous avons avancer dans une seule voie. Arrêtons-nous un instant et réfléchissons au but que nous voulons atteindre. Quel avenir peut-on prévoir pour la poursuite des processus actuels? Peut-être faudrait-il changer de direction, peut-être faudrait-il préférer, par exemple, l’approche diplomatique que nous n’avons pas autant explorée qu’il le faudrait? Nous nous apercevrions peut-être, qu’en acceptant de discuter un accord politique, c’est d’abord à nous-mêmes que nous rendrions service? Cette question ne concerne pas uniquement le gouvernement, les partis et la représentation parlementaire, mais c’est eux qu’elle devrait concerner les premiers ». (Ibid, p.211-212)

Leibowitz, l’organisateur de la conférence, commente cette analyse lucide de la façon suivante:

« Nous avons entendu une excellente analyse. Elle vient d’un homme qui, non seulement joua un rôle actif dans l’appareil gouvernemental (…) mais qui de surcroît, y a réfléchi. A ce titre, il appartient à une minorité (…) Je n’ai rien de très important à ajouter à la description de la réalité qu’il a faite ». (Ibid, p.213)

Par contre, jusqu’à présent, ceux qui « sont concernés les premiers » n’inclinent pas l’oreille et refuse d’écouter. Ils ont la nuque raide, ils sont si entêtés, si opiniâtres, qu’on ne peut les rendre dociles à la voix de la raison.

*Enseignant-chercheur à Paris