Par Khalid ATTOUBATA*
Cent jours seulement à la tête de la Colombie auront été suffisants pour corroborer la méfiance qui a accompagné l’élection du premier président de gauche, Gustavo Petro, vainqueur du scrutin le plus serré de l’histoire du pays sud-américain qui a laissé le peuple aussi divisé que perplexe.
De la réforme fiscale adoptée au grand dam des milliers de manifestants qui ont protesté dans les rues, jusqu’aux négociations controversées de paix avec les groupes armés, en passant par les choix économiques et le rapprochement avec le Venezuela, Petro fait tout pour conforter ses détracteurs dans leurs pires inquiétudes.
Gustavo Petro a été élu au deuxième tour avec 50,44% des voix avec un programme basé sur un changement drastique aux plans social, politique, économique et environnemental. Si une bonne partie du peuple colombien était favorable à ses objectifs, les approches de l’ancien guérillero ont vite suscité la grogne des Colombiens, qui l’accusent même de reléguer les intérêts de son propre pays au second plan pour satisfaire des calculs idéologiques étriqués.
Petro, qui a tout fait pour avoir la majorité au Parlement, s’est vite retrouvé avec une opposition au sein même de la coalition disparate et bureautique qui l’a porté au pouvoir. Cette majorité lui a permis notamment de faire adopter la très controversée réforme fiscale avec laquelle il compte lever près de 4 milliards de dollars, au lieu des 5,2 milliards de dollars initialement prévus avant les amendements apportés par les parlementaires.
Dans l’une des plus flagrantes contradictions du président colombien, la réforme repose sur l’augmentation des taxes sur le pétrole et le charbon, une mesure qui accentue la dépendance de l’état aux activités extractives qu’il avait promis d’interdire.
Cette promesse avait été perçue comme une tentative de détruire l’industrie pétrolière cruciale pour l’économie, pour ensuite dépendre du pétrole du Venezuela, avec lequel Petro a initié un rapprochement inconditionnel qui suscite des méfiances nationales et internationales.
L’opposition a vigoureusement rejeté le texte auquel s’opposent 50,8% des personnes interrogées dans le cadre d’un sondage de l’institut Invamer. L’ancien président Álvaro Uribe, chef du parti du Centre démocratique, principale formation d’opposition de la droite dite uribiste, a déclaré que les réformes de Petro ne feront que « réduire les investissements, affecter la croissance, l’emploi et les revenus ».
La sénatrice María Fernanda Cabal, du même parti, a aussi durement critiqué le bilan des 100 jours du président. Pour elle, « Petro s’est montré incapable comme président. Nous allons (lutter) de front contre les socialistes, pour récupérer la Colombie ».
Cette opposition était aussi populaire comme en témoigne les imposantes protestations qui se poursuivent depuis l’accès au pouvoir du leader de la gauche, alors que les manifestations convoquées pour soutenir le gouvernement à l’occasion de ses 100 premiers jours ne sont parvenues à mobiliser qu’une poignée de gens, même à Bogota gouvernée par le passé par Petro.
Et pour cause: la Colombie fait face à de sérieuses difficultés économiques qui inquiètent la population, une situation créée par l’incertitude des marchés face aux plans de Petro, mais aussi par le contexte national de forte inflation et international marqué par la guerre en Ukraine.
Selon de récents sondages, 37,7% des Colombiens déclarent que l’économie est le principal problème à résoudre, bien au-dessus de la corruption ou de l’insécurité.
Or, l’inflation jusqu’en octobre a été de 12,2%, la plus élevée du siècle. De plus, le peso a été fortement dévalué par rapport au dollar jusqu’à atteindre un taux de change de 5.000 pesos, bien qu’il se soit partiellement redressé ces dernières semaines.
Le gouvernement peine par ailleurs à rassurer les marchés à travers de multiples sorties promettant de « mener une politique macroéconomique responsable, respecter la rigueur budgétaire, diversifier les exportations et ne pas contrôler le change ».
La plus récente enquête d’opinion auprès des entreprises membres de la Fedesarrollo (Fondation pour l’enseignement supérieur et le développement) a montré à quel point la confiance est en déclin. En juin, 73,5% des entreprises déclaraient avoir des projets, en juillet, le chiffre est tombé à 65,8 % et en septembre, il a atteint 49,7 %.
Hernán Avendaño, directeur des études économiques à Fedesarrollo, a averti que « sur le plan intérieur, on est témoin depuis plusieurs mois du report de projets d’investissement ce qui aura des répercussions sur la croissance l’année prochaine », une situation augurant une régression fatale de la popularité du gouvernement et la gouvernabilité du pays.
En effet, la réforme fiscale, les impacts de la ratification de l’accord d’Escazú, un traité environnemental régional, l’incertitude quant à la signature de nouveaux contrats d’exploration et de production de pétrole, adossés aux problèmes d’ordre public, ont fait que les entreprises, en particulier pétrolières, reconsidèrent leurs plans d’investissement en Colombie.
Les syndicats ont déploré que des sociétés telles qu’Oxy et Chevron ont vendu leurs actifs pour concentrer leurs opérations sur l’offshore, alors que la société américaine ConocoPhillips n’est plus intéresséepar de nouveaux investissements dans le pays
Pour leur part, les entreprises affiliées à l’Association colombienne de pétrole (ACP) examinent différentes voies juridiques pour contrer les surtaxes sur l’exploitation pétrolière. Le ministre des Finances, José Antonio Ocampo, a évoqué la possibilité de poursuites judiciaires contre la Colombie pour ce changement de fiscalité.
L’autre question épineuse provoquée par Petro est la négociation de « paix totale » avec des guérillas et des groupes armés de trafic de drogue qui continuent de sévir dans le pays, malgré les concessions faites par le gouvernement et critiquées par différents secteurs de l’opposition. Cette dernière s’est moquée surtout des parrains voulus pour ces pourparlers comme le Venezuela et Cuba, sans parler de l’absence d’un agenda précis dans le temps et dans l’espace.
La Chambre des représentants a approuvé le 26 octobre le projet de loi « paix totale » après d’âpres débats. Le texte permet au gouvernement de dialoguer avec tous les groupes armés qui opèrent dans le pays, notamment avec l’Armée de libération nationale (ELN).
Gustavo Petro a aussi déclaré que « la guerre contre la drogue a été un échec complet » et a présenté un projet de loi visant à légaliser l’usage de la marijuana, l’autre tourment des Colombiens qui s’étaient indignés du premier discours du président à l’ONU, où il a comparé la dépendance au pétrole à celle à la cocaïne.
D’autre part, la reprise inconditionnelle des relations avec le gouvernement vénézuélien de Nicolás Maduro, rompues depuis février 2019, continue de susciter les inquiétudes. En septembre, la frontière terrestre commune, fermée depuis août 2015, a rouvert et les vols entre les deux pays ont repris. Petro et Maduro se sont également rencontrés le 1er novembre et les ambassadeurs des deux pays ont repris leurs fonctions.
Dans un entretien au quotidien Portfolio, Nastassja Rojas, professeur à l’université Pontificale de Javeriana, s’interroge sur les avantages que pourrait tirer la Colombie de ce rapprochement à haut risque. « La Colombie a donné beaucoup plus que ce qu’elle a reçu (du Venezuela). Les relations n’ont pas été réciproques ». « Chez le Venezuela, on ne perçoit pas que la Colombie est aussi bien traitée », a-t-il dit.
Au plan de la lutte contre le changement climatique, la Colombie a annoncé un investissement de 200 millions de dollars par an pendant 20 ans pour protéger la région amazonienne, appelant le FMI à « lancer le programme de dette contre investissement pour promouvoir l’adaptation et l’atténuation du changement climatique ».
Cependant, beaucoup épinglent les interventions publiques du gouvernement sur les politiques environnementales qui reflètent un désordre dans la position officielle, et des divergences à ce sujet au sein du gouvernement, dont des membres s’opposent au projet « irréaliste » d’abandonner l’exploitation pétrolière. Selon l’enquête Invemar, 54,4% des Colombiens s’opposent également à ce projet.
Ce sombre tableau de la Colombie de Petro a été très bien résumé par l’un des leaders du parti du Centre démocratique, Miguel Polo Polo : « en 100 jours de Petro, les Colombiens sont 25% plus pauvres qu’avant. Même durant la pandémie, le pouvoir d’achat n’avait pas baissé comme il l’est aujourd’hui avec Petro ».
« Ils ont bien tenu leur promesse : ils ont rendu les riches moins riches et il n’y a plus de pauvres parce qu’ils sont devenus plus misérables. Le socialisme pue », a-t-il ironisé, estimant que « la violence a augmenté » parallèlement aux discours sur la paix totale. Le gouvernement Petro n’est, et il l’a montré, qu’un « socialisme déguisé en bonnes intentions ».
*Journaliste MAP