Chronique philosophique. A comme absurde- 3ème partie (Par Nasser-Edine Boucheqif)

Par Nasser-Edine Boucheqif*

La Comédie n’est qu’une sorte de tumulte, de bouffonnerie et d’ivresse avant que Phormis[1]  et Epicharme[2] (540-450) lui ajoutent une Fable, pendant que la Tragédie avec le dithyrambe va réunir l’élément lyrique composé du Chœur, de la poésie et de la danse mimées d’un côté et l’élément religieux d’ordre plus spectaculaire de l’autre, et c’est sous sa forme évoluée que le dithyrambe va être divisé en scènes et pourvu d’une action qui contient un dénouement où le récitant (le coryphée ou chef du Chœur) expose un épisode répété par le Chœur qui le commente.

C’est Aristophane[3] dans une irrévérence sans impiété et d’une fougue sans dérèglement qui confère à son œuvre une extraordinaire saveur et réussit un étonnant mariage entre la vérité et la fiction, le familier et le féerique tout en étant un prodigieux poète satirique.

Aristophane dont toute l’œuvre s’oppose à celle des auteurs tragiques grecs, est sans doute l’auteur comique le plus universellement connu. Son nom jaillit sur toutes les lèvres.

Polémiste féroce sans esprit partisan, une grande partie de son œuvre est une critique acerbe et ironique des institutions de son époque. Il nous plonge dans la vie intime des citoyens d’alors en ressuscitant un passé mort et rend palpable avec verdeur et sans ignominie, la liberté de ton et de langage. Ainsi Les Acharniens et Les chevaliers sont de terribles œuvres contre les démagogues et les démocrates.

La Paix et Plautos contiennent de virulentes attaques contre les manutentionnaires et les capitalistes de son temps, jusqu’aux Ecclesiazus qui renferment une âpre satire du « communisme ».

À l’inverse, quand l’artiste veut fuir le réel, nous aboutissons à une autre forme excessive de l’art qui est abstrait. Les peintres abstraits, contrairement aux naturalistes, écoutent uniquement leur monde intérieur qu’ils retranscrivent sur des toiles au moyen de couleurs ou de formes qui n’ont objectivement aucune signification.  Ils écoutent uniquement leurs vibrations intérieures qu’ils tentent de retrouver dans les formes et les couleurs comme le musicien les retrouve dans sa musique.

Dans ce sens, comme le dit V. Kandinsky[4], les artistes abstraits suivent le « connais-toi toi-même » de Socrate. C’est une porte ouverte à leur sensibilité, à la magie qui les possède, qu’ils cherchent à exprimer dans l’art et qui ne pourrait nullement aboutir s’ils recopiaient la nature. Ainsi, P. J. Pollock[5] avait pour habitude d’étendre des kilomètres de toile dans un hangar se concentrant sur un monde uniquement intérieur, il marchait ainsi et sa main qui tenait un pinceau suivait le mouvement de ses pensées, projetant de cette façon des tâches de peinture sur la toile. Ensuite il découpait le morceau le plus parlant, le plus fort en vibrations.

Mais il ne faut pas croire que les peintres abstraits ne savent pas peindre[6]. Simplement, ils voulaient se détacher du monde réaliste, se réfugier dans un univers de pures sensations. V. Kandinsky considérait l’art abstrait comme l’établissement d’une évolution.

Du naturaliste qui copiait docilement la nature naquit l’impressionniste qui voulait en faire ressentir l’essentiel jusqu’à « cet épanouissement final ». L’abstraction totale de tout élément subjectif pour aboutir à la pureté de sentiment, de la sonorité intérieure « chaque fois que l’on est en présence de l’irruption de la forme abstraite dans une composition concrète, c’est le sentiment seul qu’il faut suivre comme étant seul capable de doser le mélange d’abstrait et de concret[7] ».

En littérature, il n’y a à ma connaissance aucun auteur abstrait. Cependant, on peut imaginer une belle œuvre ; les romans ne seraient plus que des mots dont l’assemblage n’aurait aucun sens mais qui seraient choisis en fonction de leur sonorité et de la charge affective qu’ils représenteraient.

Mais dire que la peinture abstraite est capable de ne représenter absolument plus aucun élément de la réalité, est aussi faux que la thèse inverse défendue par les naturalistes.

En effet, pour mettre cette volonté à exécution, l’artiste abstrait doit emprunter au monde réel les lignes et les couleurs. Les peintures de Mondrian[8] nous en révèlent un bon exemple, ses toiles ne représentent pour ainsi dire que des formes géométriques, le plus souvent rectangulaires, colorées à l’intérieur.

De cet art qui vise à fuir le réel, Albert Camus nous dit « qu’il disparaît dans les nuées ». En effet, contrairement au naturalisme où la lourdeur est évoquée, c’est la légèreté, ici, qui prime et, par son caractère vide, qui nous donne l’impression de disparaître.

Que nous reste-t-il après avoir fixé pendant quelques instants un tableau abstrait ? Pas grand-chose en vérité, à part peut-être le titre, encore que, l’un des tableaux les plus célèbres de V. Kandinsky porte celui de légèreté et celui qui révèle P. Mondrian est intitulé: Composition en rouge, jaune, bleu et noir[9].

La bataille entre les artistes figuratifs et les artistes abstraits n’a, en fait, pas tellement de sens. « Il ne s’agit pas de savoir si l’art doit fuir le réel ou s’y soumettre[10] (…) ».

D’une façon ou d’une autre, l’artiste est toujours obligé de se servir de la réalité, d’écrivain de théâtre, par exemple, emprunter au monde imaginaire des personnages qu’il mettra en scène, personnages porteurs du message de l’auteur, de ses sensations, ses désirs, ses opinions. De cette façon, il donne un corps à ses sentiments, il les matérialise.

 *Poète, essayiste, dramaturge et peintre

Bibliographie:

[1]Phormis (VI siècle-V siècle av. J-C), auteur de nombreuses pièces de théâtre Atlante, Alcinoos, Céphée, Persée… Il est aussi un militaire qui sert l’administration et s’enrichit grâce au tyran Deinoménides. Phormis est considéré comme l’un des fondateurs de la comédie à travers la Fable. Son œuvre a totalement disparu. Il est cité au côté de son contemporain par Aristote.

[2] Philosophe présocratique et poète comique grec. Selon le néoplatonicien le philosophe arabe de Syrie Jamblique (250-330), Epicharme a « introduit dans ses vers les pensées de Pythagore, révélant ainsi par jeu ses doctrines secrètes ».

[3] Aristophane (445-386). Parmi la quarantaine d’œuvres de cet auteur, seules quelques pièces, onze comédies au total, nous sont parvenues dont: Les Acharniens, les Chevaliers, Les Nuées, Les Guêpes, La Paix, Les Oiseaux, Les grenouilles, Lysystrata, Les Thérmosphories, Les Ecclesiazuses et Plautos.

[4] Vassily Kandinsky (1866-1944), peintre, sculpteur, scénographe et théoricien de l’art russo-franco-allemand.

[5] Paul Jackson Pollock (1912-1956), artiste peintre expressionniste-abstrait, américain.

[6] On sait par exemple que Vassily Kandinsky peignait des paysages impressionnistes et que Paul Klee fit ses débuts dans le surréalisme.

[7] Vassily Kandinsky.

[8] Piet Mondrian (1872-1944), peintre néerlandais. Il est considéré comme l’un des pionniers de l’abstraction

[9] P. Mondrian : « Composition en rouge, jaune, bleu et noir », huile sur toile, 59,5×59,5 cm. 1921.

[10] Albert Camus.