Le jeûne de Ramadan: un choix personnel ou une obligation?

Par Chakib HALLAK*

Le mois de Ramadan arrive et comme chaque année, le jeûne de Ramadan dans le monde arabe, est animé par des débats et des controverses entre ceux qui affirment que le jeûne n’est pas une obligation mais un choix personnel et ceux qui dénoncent ce discours.

Nous allons étudier dans les pages suivantes l’origine de cette controverse.

Que dit le Coran?

Dans le Coran, l’information concernant la pratique du jeûne de Ramadan fait l’objet de la sourate 2, versets 183-185:

183 « Ô croyants! On vous a prescrit aṣ-Ṣiyâm comme on l’a prescrit à ceux d’avant vous, ainsi atteindrez-vous la piété »,

 184 « (…) pendant un nombre déterminé de jours. Quiconque d’entre vous est malade ou en voyage, devra jeûner un nombre égal d’autres jours. Et à ceux qui supportent le jeûne (‘alâ–l–ladhîna yuṭîqûna-hu) (mais ne le font point) incombe un rachat (fidya), la nourriture d’un pauvre. Et si quelqu’un fait plus de son propre gré, c’est pour lui; mais il est mieux pour vous de jeûner; si vous saviez! »

 Que disent les fuqaha’?

 Les fuqaha’ sont catégoriques, le jeûne de Ramadan est une obligation divine incombant aux musulmans.Voici comment ils valident leur lecture:

1) Le Coran dit clairement «ceux qui le supportent», les fuqaha’  continuent à comprendre «ceux qui ne le supportent pas». Quant au «rachat/fidya », ils  déplacent de catégorie ce « rachat » qui incombe alors au vieillard ne pouvant jeûner ou à celui qui aura rompu volontairement le jeûne ou bien aura commis un acte invalidant son jeûne.

2) Ils citent, ensuite, le verset 185 de la même sourate qui prend, selon eux, un ton plus impératif et constitue ainsi la preuve que le jeûne est une obligation:

«(…) celui qui parmi vous est présent en ce mois qu’il le jeûne, le malade et le voyageur rattraperont leurs jours ultérieurement (…) ».

Que disent les modernes?

Nous remarquons que l’abrogation appliquée ici ne correspond pas aux règles de l’abrogation établies par les oulémas spécialistes des sciences coraniques. La règle utilisée s’applique à l’abrogation d’un verset par un autre.Mais il n’existe pas dans le Coran un fragment de verset qui puisse abroger un fragment d’un autre verset. Cependant, les fuqaha’ prétendent, dans ce cas de figure, qu’un fragment de verset abroge un fragment d’un autre verset, et ce en contradiction avec les règles qu’ils avaient eux même établies.

 

  1. A) Concernant l’invalidation de cette abrogation, nous faisons appel à Nasr Hamid Abou Zayd qui rappelle une règle fondamentaliste unanime :

« Ce qui importe quand on veut déterminer ce qui est abrogeant de ce qui est abrogé, c’est la classification des versets selon leur date de révélation et non selon leur ordre de classification dans le Mus’haf. Ce qui reviendrait à dire que déterminer ce qui est abrogeant de ce qui est abrogé des versets coraniques se base essentiellement sur une connaissance historique précise des circonstances de révélation (Asbab an-nuzûl) et de la classification des versets, ce qui n’est pas une mince affaire comme on pourrait l’imaginer ».

Nous pouvons conclure qu’on ne pourrait considérer que le verset 185 est abrogeant du verset 184 pour la simple raison qu’il se trouve placé juste après celui-ci dans la classification.

 

 

  1. B) Concernant l’agrément de non-jeûne assorti d’un rachat dans le verset 184, nous faisons appel à Muhammad Shahrour, l’une des figures de proue du renouvellement de la pensée religieuse en islam. Lisons son interprétation.

 

Il existe, selon lui, une divergence sur la lecture du segment-clef:

« Et à ceux qui supportent le jeûne (‘alâ–ladhîna yuṭîqûna-hu) (mais ne le font point) incombe un rachat (fidya) ».

Ce passage est explicite, à son avis, et se comprend comme signifiant: ceux qui pourraient jeûner, mais ne le font pas, alors «rachat: la nourriture d’un pauvre» ce qui représente de facto une licence accordée à qui ne voudrait point jeûner alors qu’il est en mesure de la faire.

C’est sur la base d’une interprétation ouverte que Shahrour livre une nouvelle compréhension du hukm se rapportant au jeûne. Son argument consiste à pointer la dérive par rapport au message et même sa falsification. L’ajout de « la » (لا) à « yuṭîqûna-hu », « NE le supportent Pas » au lieu de « le supportent » est une falsification, car cette formulation au négatif ne peut être déduite du texte, elle affirme le contraire de ce que la lettre du Coran postule! Notons , au passage, qu’en arabe la négation s’exprime en un seul mot constitué d’une seule syllabe (لا).

Ainsi l’interprétation des fuqaha’ dévie des finalités du Coran, et même des énoncés clairs du Texte coranique en ce qui concerne la possibilité pour le croyant de nourrir des pauvres quand il est capable de faire le jeûne mais ne l’observe pas.

En signalant la perversion du message, Shahrour estime que si les fuqaha’ et les exégètes l’ont interprété selon les fondements du fiqh, qu’ils ont adoptés, il n’est pas question que leur production revête une sacralité imposée aux musulmans. L’historicité de cette production et son caractère humain sont la preuve de sa relativité. Pour Shahrour, la liberté et la responsabilité du musulman lui imposent de ne pas se conformer au système du fiqh comme il le fait pour le Coran.

Shahrour appelle là à une véritable dissidence par rapport à la construction du fiqh qui a ajouté des restrictions là où le message fait preuve de flexibilité. Cela veut dire pour Shahrour que le Coran n’impose pas au musulman le jeûne de Ramadan mais il l’invite et l’incite au jeûne. Une incise en témoigne: (« wa an tassoumou khayroun lakum », « mais il est mieux pour vous de jeûner ».

En précisant qu’il ne s’agit pas de remettre en cause le jeûne ou de discuter ce culte, Shahrour préconise l’abandon d’un consensus qui a perverti le message coranique par la volonté d’une oligarchie religieuse qui se pose en intermédiaire entre Dieu et les hommes. Le Coran s’adresse au musulman en tant qu’individu responsable en lui recommandant le jeûne car il a des bienfaits et il en sera récompensé. Mais s’il ne veut pas jeûner Ramadan alors qu’il en est capable, il faut, en contrepartie donner à manger à un pauvre. Nourrir un nécessiteux serait, en outre, une bonne manière pour lutter contre la pauvreté dans les pays musulmans. Shahrour dit à ce propos:

« Imaginez que l’on crée un fonds sous l’égide d’une institution internationale, combien d’argent on pourrait récolter en collectant les aumônes compensatrices des citoyens européens musulmans qui optent pour ce choix légal!, on pourrait récolter des dizaines de millions de dollars rien qu’en payant l’aumône compensatrice minimale pour nourrir un seul pauvre. Imaginez que cette aumône compensatrice soit multipliée par dix ! On peut sortir un pays entier de la pauvreté ».

Il s’agit en fait d’une alternative salutaire, notamment pour les musulmans qui vivent en Suède, au Danemark et au Nord de l’Europe pour qui le mois du Ramadan coïncide parfois avec le mois de Juin où la journée du jeûne dépasse les 18 heures. Cela concerne aussi les gens qui travaillent dur comme ceux qui font de la manutention manuelle de charges lourdes ou ceux qui font des tâches répétitives, etc.

Les fuqaha’ ont, malheureusement, annulé cette option. Ils n’ont laissé au musulman qu’une seule alternative: obligation de jeûner ou se soumettre à une punition, kaffara. Shahrour relève ici également une erreur sémantique: le mot Kaffara signifie expiation (réparation d’un délit) alors que le Texte coranique parle plutôt de fidya c’est-à-dire  rachat/  aumône compensatrice.

Bref, si Shahrour dépasse les interprétations des Anciens en matière de culte, c’est parce qu’il part du principe que les premiers fuqaha’ et hommes de religion ont toujours été obsédés, tout au long de l’histoire, par le facteur de la cohésion sociale dans une époque où la légitimité religieuse était la base de la structure politique, économique et sociale. Pour cela, ils ont favorisé les signes extérieurs du culte, y compris le jeûne au détriment de l’honnêteté de conscience qu’elle requiert.

Ceci nous amène à poser la question de savoir si Shahrour se positionne ici en tant que réformiste en matière de religiosité. Car, dans sa démarche, nous distinguons un chevauchement entre le travail de linguiste et celui du théologien réformiste. Shahrour dit bien dans ses écrits: comme le fiqh n’est qu’une construction humaine, on peut donc changer ses prescriptions, et annuler cette prétendue stabilité qui n’était que le fruit des conditions que les musulmans ont vécues. Il faut que la finalité, que ce soit en matière de fiqh ou dans le domaine de la pensée islamique en général, soit l’éducation de la conscience correcte, ce qui est beaucoup plus important que l’hypocrisie qu’on peut remarquer en matière des rites dans un grand nombre de pays islamiques:

 « Ce qui est très dommageable, dit-il, est l’accent mis sur les rites. On n’a pas assez mis l’accent sur l’éthique et la morale. Certains musulmans jeûnent et vont à la mosquée, mais ils trompent. Dans notre culture, il y a plus de culpabilité à rompre le jeûne qu’à tromper! C’est ainsi que nous avons été élevés ».

Shahrour conclut son analyse par une formule ramassée et virulente:

« A la place d’une moralité éveillée, nous avons gagné une culture pleine d’hypocrisie, de malhonnêteté et de manque de fiabilité. Plus les gens se concentrent uniquement sur leurs prières et leurs rituels et plus les femmes décident de porter le voile, plus nous observerons un déclin de l’ordre et de la moralité publique. Nos « honorables savants » répandent une mentalité de conformisme qui persuade les masses de faire ce qui leur est dit par leurs chefs religieux. Ils ne veulent pas entendre de questions critiques de la part de leurs ouailles et préfèrent que leurs cerveaux soient complètement déconnectés. Ils encouragent la stimulation de l’instinct de troupeau qui rend les gens in-sécurisés lorsqu’ils ne sont pas blottis dans la chaleur de la conformité du groupe. Le peuple se comporte comme des moutons, se dépêchant de rallier le courant de pensée dominant à l’aboiement des chiens du berger (les muftis, mollahs, imams, et autres chefs de groupes sectaires). Une véritable révolution intellectuelle sera requise pour changer cette mentalité de conformisme et pour promouvoir l’individualité et l’originalité dans la pensée et la pratique chez les hommes de la rue tout autant que chez les étudiants de la charia les plus ordinaires ».

*Enseignant-chercheur à Paris