« La Démocratie est le pire des régimes » (Par Chakib HALLAK)

Par Chakib HALLAK*

Deux notions difficiles à cerner continuent de susciter, un peu partout, d’âpres débats: celles de État et de Démocratie. Commençons par l’État, car la Démocratie ne se définit, strictement parlant, que par rapport à lui.

Professeur Izthak Galnor, spécialiste des sciences politiques, disait: « De mes yeux, je n’ai jamais vu d’État ». En effet, l’État n’est pas un objet que l’on peut montrer du doigt. Il possède des fonctions très concrètes au regard de l’existence humaine, mais il n’est pas lui-même un être concret. En droit constitutionnel, on peut l’appréhender comme une personne morale de droit public représentant une collectivité, un peuple ou une nation à l’intérieur d’un territoire déterminé sur lequel elle exerce le pouvoir suprême, la souveraineté. Ses formes d’organisation sont diverses, allant d’un modèle étatiste à un modèle instrumental.

Nous allons présenter, brièvement, ces deux modèles théoriques d’État, modèles diamétralement opposés et qui traduisent des positions extrêmes au sujet de la question: « Quelle doit être la forme de l’État ».

État-nation

Le modèle de « l’État-nation » présente « l’État comme une entité en soi. Il est une sorte de superstructure, instance suprême placée au-dessus de toutes les autres institutions de la société (…). Selon ce modèle, l’État, ce n’est pas seulement le passeport et les vaccinations obligatoires, c’est bien davantage. Il a une mission, une vocation, il incarne quelque chose qui va au-delà de lui-même. Son rôle peut être universel (« la lumière des nations ») » (Itzhak Galnor).

Les Français connaissent bien ce type d’État, et pour cause, puisqu’il est historiquement et idéologiquement le leur.

Précisons que « ce modèle étatiste peut être démocratique mais il peut aussi comporter des régimes extrémistes. Le plus extrême d’entre eux est celui qui voit dans l’État non seulement une réalité indépendante, un corps suprême, mais un véritable organisme, une chose vivante. Selon ce modèle extrême, l’État possède des qualités, une intelligence propre, des attentes. Il est bien évidemment plus que la somme des individus puisqu’il a une vie propre. On connaît les déviations qu’a connues ce modèle organique, qui, quoique assez inoffensif au départ, a conduit en se combinant au nazisme, à la conception selon laquelle l’État a des besoins tels qu’un espace vital (…) En bref, selon le modèle étatiste, l’État est la plus importante des organisations humaines, et à travers lui se manifestent à la fois les diverses volontés des individus et des groupes, mais aussi des volontés supérieures qui dépassent celles des groupes et des individus ». (Itzhak Galnor).

État instrumental

Dans le deuxième modèle, « le modèle instrumental », l’État n’a pas d’autre mission que celle que les citoyens lui confient:

« On peut définir ses missions très clairement. Elles visent à obtenir des choses que les individus ne pourraient obtenir seuls et qu’ils ont intérêt à obtenir. Par exemple, si je veux que justice me soit rendue, il est évident que je ne peux pas le faire par mes propres moyens et que tout le monde n’est pas capable de mettre en œuvre un dispositif compliqué pour rendre la justice. C’est pourquoi nous confions cette fonction au juge et au système judiciaire. De la même façon, la sécurité des individus est confiée à l’État. Pour ce faire, nous le dotons d’une armée, du droit de mobiliser des individus et de l’autorité pour imposer à ces individus un mode de vie particulier pendant les périodes qu’ils passent sous les drapeaux. La justice ou la sécurité des personnes sont des biens collectifs, des biens publics, et nous donnons à l’État le droit d’accomplir notre volonté. Par notre volonté nous donnons et par notre volonté nous reprenons » (Itzhak Galnor).

Nous ajoutons une remarque importante: cette division entre les deux modèles de l’État est fondée principalement sur la distinction entre société et État. Si l’on considère que l’État se place au-dessus de la société, laquelle se trouve dès lors en position de subordonnée, alors on défend le modèle étatiste qui voit dans l’État une entité en soi. Si par contre, l’on considère l’État comme sous-système de la société, on défend alors le modèle instrumental: la société, volontairement, se donne à elle-même un instrument, l’État.

Yeshayahou Leibowitz, un penseur éminent, qui a abordé ce sujet au crible de son redoutable intellect, se prononçait en faveur de la conception instrumentale de ce dernier. En fait, cet instrument n’apparaît bon, à son avis, que par défaut. En d’autres termes, l’État n’existe que pour des raisons utilitaires:

« Je ne puis, malheureusement, dit-il, être anarchiste, mais la logique anarchiste est juste: il ne faudrait aucun pouvoir; les hommes devraient vivre ensemble sur la base d’un simple accord entre eux. Mais, comme cet accord « naturel » entre les hommes n’existe pas et n’existera jamais, il convient évidemment d’instaurer un pouvoir, un régime qui leur permette de vivre. Mais c’est là la chose la plus dangereuse du monde. Saint-Just l’a dit: « Un peuple n’a qu’un seul ennemi dangereux, c’est son gouvernement ».(…) Le seul fait qu’existe un organe doté de pouvoirs sur les hommes est terrible (…) Toutefois, nous savons tous que c’est un mal indispensable ».

Leibowitz a bien saisi le caractère extrêmement problématique de l’existence même d’un dispositif aux mains des hommes qui leur confère l’autorité, ou par lequel ils s’arrogent eux-mêmes cette autorité, d’imposer des lois aux hommes. Même les plus grands et les meilleurs d’entre eux sont susceptibles d’échouer et de renverser leur position de départ, de faire d’un moyen destiné au bien de la communauté un moyen destiné à leur propre avantage.

Cela « vaut aussi d’un régime démocratique ». Leibowitz ajoute en effet:

« Tenter d’idéaliser le pouvoir démocratique sous prétexte qu’il est issu d’une majorité peut mener à une absurdité, voire à une imbécillité. En poussant au bout cette logique, il faudrait, par exemple, considérer le IIIe Reich comme une démocratie accomplie, puisque Hitler a dominé l’Allemagne en se fondant sur une majorité. Or, nous le savons, le régime hitlérien a été une tyrannie sanguinaire ».

Il en résulte le deuxième principe fondamental de Leibowitz qui est de « limiter le pouvoir autant que possible », qu’il soit démocratique ou autre. C’est même un « devoir », dit-il. C’est ce qui lui fait admirer le Bill of Rights américain:

« Une démocratie n’est véritable que dans la mesure où elle restreint la puissance du pouvoir. Toute législation en matière de droits de l’homme n’a donc de sens que si elle définit nettement ce que le pouvoir n’a pas le droit de faire. C’est la raison pour laquelle je préfère le Bill of Rights (1791) à la Déclaration d’indépendance des États-Unis (1776) et à la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen (1789). Alors que ces deux derniers documents décrivent les droits de l’homme avec des formules positives, le Bill of Rights, lui, se sert de formules négatives pour établir clairement ce qu’il est interdit au pouvoir de faire (…) J’apprécie le fait que ses rédacteurs, plutôt qu’une phrase du type « l’homme à le droit à la libre expression », aient préféré interdire au Congrès de voter des lois qui, par exemple, limitent la libre expression ou encore imposent une religion quelconque (…). La même logique m’amènerait à préférer, une phrase qui dirait: il est défendu à l’homme comme au souverain d’ôter la vie d’autrui ».

Conclusion

Leibowitz est hanté par le danger d’un glissement de l’État vers le fascisme. L’État est une création humaine. Il doit être donc un instrument, un moyen pour répondre aux nécessités. « C’est un mal indispensable »; ce mal nécessaire, il faut l’accepter, mais pour rien au monde, il ne faut l’élever au rang d’une valeur:

« Considérer l’État comme un élément constitutif de l’existence du peuple, dit-il, porte, sous sa forme la plus voyante, un autre nom: le fascisme. Dans le fascisme, l’État est la donnée première, il a une valeur et une signification décisive au regard de l’existence humaine et l’homme n’a pas d’autre signification ni de valeur que d’appartenir à l’État ».

Ce qui rend la démocratie précieuse, en tout cas pour Leibowitz, c’est que dans un régime démocratique réel, on peut changer de dirigeant. Bien qu’il n’y ait aucune garantie que le dirigeant suivant soit meilleur, lui aussi pourra être changé:

« Substituer un gouvernement à un autre n’est possible que dans une véritable démocratie », dit-il. Winston Churchill était dans le vrai en déclarant que la démocratie est le pire des régimes, mais que les autres sont encore pires. L’avantage, dans une démocratie, c’est de pouvoir remplacer un gouvernement par un autre dans le cadre du même régime. Mais, comme je vous l’ai dit l’autre jour, rien ne garantit qu’un pouvoir fondé sur une majorité soit meilleur qu’un gouvernement s’appuyant sur une minorité. Si chaque homme peut être bête ou méchant, ou les deux à la fois, alors une majorité de gens peut également s’avérer bête et méchante, voire l’un et l’autre. Autrement dit, rien n’empêche que, dans un pouvoir issu de la majorité, ne règnent bêtise et méchanceté. Et que les dirigeants mis en place à l’occasion d’un changement de gouvernement soient pires que leurs prédécesseurs (…)

Le peuple américain a bien remplacé ce bouffon, Reagan, par quelqu’un d’autre! Aussi, je n’accepte jamais l’argument selon lequel on choisirait la démocratie parce qu’elle signifie le pouvoir de la majorité. Qu’est-ce qui garantit que la majorité soit plus juste ou plus sage? On peut presque affirmer le contraire. Ce n’est donc pas en tant que pouvoir de la majorité que je choisis la démocratie, mais pour ce fait que l’on peut changer de dirigeants ».

En effet, Leibowitz avait raison, si l’on ne vit pas en démocratie, l’unique moyen de changer le pouvoir est la rébellion.

En guise de conclusion, nous pouvons dire, que Leibowitz, cet extrémiste de la raison, fut un démocrate car il détestait la dictature. « C’est donc le formalisme démocratique plutôt que l’idéologie démocratique elle-même, c’est-à-dire la Weltanschauung qu’elle présuppose communément, qui l’intéresse à titre de cadre politique commode et minimaliste ». (Jean-Marc Joubert)

*Enseignant-chercheur à Paris