Par Chakib HALLAK*
De nos jours, n’importe qui entend par šahīd le «martyr». Muhammad Shahrour, l’un des plus grands islamologues du 21ème siècle, s’inscrit en faux contre cette définition et affirme que pour peu que l’on entreprenne une analyse littérale rudimentaire des occurrences de ce terme dans le Coran, on se rend compte que celui-ci n’a rien à voir avec la compréhension et l’usage suggérés par la lecture théologico-politique dominante, qui a cherché à en faire un des éléments consubstantiels du dogme coranique et des préceptes islamiques:
«Les termes šahāda et šahīd, dit-il, apparaissent 160 fois dans le Livre. Aucune de ces occurrences ne concerne, même de façon éloignée, le martyre ou les martyrs. Les actes de šahāda et de šahīd diffèrent totalement, conceptuellement parlant, des actes de combat (qitāl), de meurtre (qatl) ou de tout sujet de mort (mawt). Personne ne peut être appelé šahīd, s’il n’est pas en vie et par conséquent incapable de déclarer son témoignage publiquement.Les šuhadā’ sont par exemple ceux qui témoignent publiquement contre l’injustice (et même souffrent pour cela de l’incarcération), ou ceux qui se mettent en danger pour rendre compte d’événements cruciaux pour le monde (comme les journalistes), dans tous les cas indépendamment du fait qu’ils soient tués ou non lorsqu’ils rapportent leur témoignage. Appeler les personnes tuées à la guerre des shuhadā’ est une ruse de politiciens machiavéliques.Le résultat est qu’une doctrine politique du jihad est apparue pour justifier la conquête militaire de cultures étrangères. Cette doctrine justifie, en termes religieux, le sacrifice de soldats et l’élimination politique des opposants, en déclarant les ennemis des «infidèles » et les soldats tombés des « martyrs ».Le sermon pacifique qui voulait persuader les gens, avec des arguments justes et convaincants, de suivre le chemin de Dieu a été abandonné à la faveur d’un éloge au pouvoir militaire de guerriers brutaux.La doctrine du jihad élaborée par les juristes musulmans (fuqahā’) a mené, au niveau individuel, aux missions suicides et à l’idéalisation du martyre, et, au niveau sociétal, aux campagnes militaires contre tous les adversaires. Encore plus condamnable que les agressions envers les autres religions est l’imperturbable ignorance des fuqahā’ face à l’injustice et l’oppression prévalant dans leurs propres pays.Leur concept du combat (qitāl) est partial vu qu’il n’accepte que l’agression extérieure comme raison légitime pour combattre.Les cas d’agression intérieure, par exemple l’existence de régimes despotiques gouvernés par des tyrans, ont été accueillis avec un silence consentant et un opportunisme politique».
Le témoignage de présence ( šahīd/شَهيد ).
La racine arabe cha-ha-da, renvoie étymologiquement à la notion de «témoignage», de «présence» et d’«authentification».Selon Shahrour, le šahīd est le témoin oculaire présent sur les lieux d’un événement, et son contraire est donc l’absent.Sa connaissance de l’événement auquel il a assisté est fondée sur la présence, l’ouïe et la vue. Pour que la personne devienne šahīd, il faudrait donc réunir deux conditions:
1) La présence, c’est-à-dire qu’elle entende ou voie quelque chose.
2) La transmission de son témoignage, ou le fait d’être prête à le rendre si la personne est sollicitée en tant que témoin.
Ces conditions sont clairement exprimées dans le passage relatif à la dette (Coran, 2, 282).Ce verset applique le mot šahīd à la personne qui assiste à une vente et à un contrat, en entendant et en voyant ce qui s’est passé, et en délivrant son témoignage par la suite.
Le témoignage de connaissance (shâhid/شَاهِد )
Aux yeux de Shahrour, le témoignage de connaissance (l’expert) est basé plutôt sur l’expérience acquise et n’est pas tributaire d’une assistance oculaire ou auriculaire.Il affirme cette distinction avec force puisque le Coran l’approuve:
«C’est elle, dit Joseph, qui m’a sollicité au mal.Un parent de la femme témoigna (shahida shâhid) contre elle alors, en disant: «si la tunique est déchirée par-devant, c’est la femme qui dit la vérité et c’est Joseph qui est menteur. Mais si elle est déchirée par-derrière, c’est la femme qui a menti, et c’est Joseph qui dit la vérité». Le mari examina la tunique et vit qu’elle était déchirée par-derrière. Voilà de vos fourberies, s’écria-t-il, et comme elles sont grandes!»( Coran, 12, 26-28)
Il s’agit dans ce passage d’un incident qui a eu lieu à huis clos, dans une pièce où il n’y avait que Joseph et la femme du Pharaon. Personne n’y était présent pour pouvoir dire qu’il en fut témoin et tirer au clair l’accusation que la femme du Pharaon a lancée contre Joseph.Mais cette personne qui était de la famille de la femme du Pharaon et qui proposa son «témoignage» a avancé des arguments à partir de son expérience et de la connaissance du déroulement de ce type d’événement, selon un enchaînement logique aboutissant à des conséquences connues. C’est le sens du «témoignage de connaissance», dans lequel le «témoin» (l’expert) propose un avis à partir de son expérience ou de son expertise.
Dieu šahīd et shâhid (témoin de présence et de connaissance).
Le mot šahīd est mentionné une douzaine de fois et concerne essentiellement Dieu, en tant qu’il est le témoin de toute chose, de toute action ou parole lâchée dans l’univers. Al-šahīd est d’ailleurs un des quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu en tant que Témoin suprême:
«Dieu est témoin de vos actions» (Coran, 3, 98).
«Dieu est témoin de toutes choses» (Coran, 22 ,17).
«Mon salaire n’est qu’à la charge de Dieu.Il est témoin de toutes choses» (Coran, 34, 47).
«Votre création et votre résurrection sont pour Dieu comme celles d’un seul être; Il voit et entend tout» ( Coran, 31, 28).
«C’est Dieu qui a créé les sept cieux et autant de terres, les arrêts de Dieu y descendent, afin que vous sachiez qu’Il est Tout-Puissant et que Sa science embrasse tout» (Coran, 65,12).
Si le témoignage du šahīd est présentiel, oculaire et auriculaire, le témoignage de Dieu est lié à la perfection de Sa connaissance, puisqu’en plus d’être Celui qui entend et qui voit, Il est aussi Celui qui sait tout (‘alîm). Ce mot est aussi indéfectiblement lié à d’autres noms divins comme «Celui qui sait tout et qui cerne tout»:
1) Connaissance fondée sur la présence. Il entend, Il voit tout. Il est šahīd.
2) Connaissance scientifique. Il sait tout, Il cerne tout. Il est shâhid.
Conclusion
Shahrour conclut que le sens de šahīd (martyr) tel qu’il se présente dans le Coran est très différent de celui qui s’est répandu dans la culture arabo-musulmane en tant qu’il signifie l’individu mort pour défendre son dogme et sa communauté religieuse.Selon Shahrour, ce sens ne provient pas du texte coranique, mais de la culture chrétienne où il était utilisé en liaison avec le meurtre et le sang versé.Dans les Évangiles, nous trouvons, dit-il, en effet, que le terme de «témoin» ( šahīd et son pluriel; en grec «marturos») est associé au thème de la mort:
«Lorsqu’on répandit le sang d’Étienne, ton témoin, j’étais moi-même présent, joignant mon approbation à celle des autres, et gardant les vêtements de ceux qui le faisaient mourir ( Les Actes, 22, 20, Traduction L.Segond)».
«Et je vis cette femme ivre du sang des saints et du sang des témoins de Jésus. Et, en la voyant, je fus saisi d’un grand étonnement (Apocalypse, 17, 6, Traduction L.Segond)».
Dans ces passages, nous voyons que ceux qui ont payé de leurs vies l’attachement à la foi en Jésus-Christ sont décrits comme des témoins vivants qui ont fait des sacrifices mais sans être appelés martyrs après leur mort.Puis ce terme fut utilisé pour désigner ceux qui meurent sous la torture, qu’il s’agisse des juifs ou des romains, notamment au début du 4ème siècle à l’époque de Dioclétien, qui a été marquée par les pires persécutions et tortures infligées aux chrétiens. Cet empereur a ordonné de détruire les églises, de faire disparaître les livres saints, d’arrêter les prêtres et les hommes de religion, au point que les prisons furent remplies de chrétiens. Plusieurs personnes sont mortes suites aux tortures, par fouets déchirant leurs peaux, les clous, les scies, le feu, au point que la notion de «šahīd» dans le christianisme arabe a pu désigner ceux qui sont morts pour leur croyance et leur religion (les martyrs).Cette époque fut appelée par ailleurs, l’époque des martyrs dans les sources chrétiennes.Nous insistons donc sur le fait que la mort n’a rien à voir avec le témoignage quelle qu’en soit la forme, et que le texte coranique n’aborde pas le terme en liaison avec le martyr ou la martyrologie.Le sens de šahīd tel que nous l’avons analysé renvoie à celui qui assiste à une chose et délivre son témoignage. Aussi estimons-nous, à partir de là, que les savants sont les véritables témoins à toutes les époques parce qu’ils découvrent les secrets de la nature, et qu’ils délivrent leur témoignage qui est aussi bien de présence que d’expertise».
*Enseignant-chercheur à Paris