Par Chakib HALLAK*
L’homme moderne est convaincu qu’il y a des valeurs immuables et universelles, telles que le respect, l’acceptation, la reconnaissance, la considération, l’écoute, l’ouverture, la coopération, le civisme, l’honnêteté, l’action juste, le partage, l’entraide, la solidarité, la fraternité et l’empathie envers d’autres humains. Ces valeurs constituent nos repères essentiels. Elles nous servent pour effectuer nos choix les plus cruciaux et elles orientent pour une large part nos actions et notre comportement. Précisons que ces valeurs sont, pour l’esprit moderne, liées à la Raison et elles en découlent de manière logique. L’Autre, quelle que soit sa religion et sa culture, doit être donc traité à partir de ces valeurs, puisque le fondement des rapports entre les peuples est le fait de se connaître mutuellement.
Yeshayahou Leibowitz, l’un des penseurs les plus remarquables du XXe siècle, s’inscrit en faux contre l’idée que Raison et Morale seraient liées. Il affirme qu’aucune valeur n’est rationnelle et que prétendre qu’il y aurait des valeurs universelles est un non-sens. C’est là que se situe, selon lui, l’échec de Kant, dans la mesure où ce dernier avance qu’il existe des valeurs universelles.
L’impératif catégorique de Kant qui peut se formuler de la façon suivante: « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme moyen » n’est, selon Leibowitz, catégorique que si l’on prend sur soi de s’y soumettre. Il dépend donc du libre-arbitre, et on peut décider de s’y soustraire sans que cela tire à conséquence.
Leibowitz martèle qu’il n’y pas de valeurs universelles et jamais il n’y en aura, parce que les hommes les déterminent de manière subjective:
« Seule la science est universelle, dit-il. La table de multiplication est la même pour les juifs, et pour les non-juifs, pour les fascistes et pour les démocrates, pour les pacifistes et pour les militaristes, même pour les hommes et les femmes (Rire). C’est-à-dire que la table de multiplication, qui est la seule norme universelle de l’humanité, manque de valeur. Maïs il n’y a rien qui ait une valeur universelle. Est-ce que vous connaissez quelque chose dans la vie physique ou spirituelle qui est universellement considéré comme valeur par tous les hommes raisonnables ? Certains pourraient dire: « la vie! » mais il y a des gens qui se suicident. La vie n’est pas pour eux la valeur suprême mais ce quelque chose qui manque dans leur vie. Il y a des gens qui se suicident pour l’honneur, pour l’amour d’une femme ou pour la patrie. Ni la patrie, ni l’amour d’une femme, ni la gloire ne sont des valeurs universelles ». (Source: Revue Esprit. Une morale sans universel: Entretien avec Yeshayahou Leibowitz. Novembre 1994).
Pour Leibowitz, les valeurs sont par définition optionnelles et néanmoins intimement liées à la condition humaine. Elles sont le fruit de choix qui ne s’adossent pas à la raison et sont donc impossibles à étayer. Donnons un exemple, récurrent chez lui: celui de l’honnêteté. Être honnête peut être coûteux pour un homme du point de vue des intérêts qui sont les siens, dans quelque domaine que ce soit (professionnel, relationnel, affectif) et bien souvent, au prix d’un mensonge, ce dernier pourrait gagner quelque chose auquel il aspire. Qu’est-ce qui explique donc qu’un homme qui a intérêt à être malhonnête et auquel l’honnêteté coûtera une ambition, une passion, voire même ses conditions d’existence, se décide à rester honnête? Il n’y a aucun fait objectif qui explique son choix sinon sa motivation subjective, sa décision d’être honnête. Autrement dit, l’homme décide d’être honnête parce qu’il le veut et non, comme l’affirme Kant, parce que la raison le lui dicte.
Chaque individu dispose d’un système de valeurs qui lui est propre et est disposé à payer un prix pour elles le cas échéant. La morale est également une valeur parmi d’autres et elle aussi ne peut être établie de manière objective:
« La morale, dit Leibowitz, n’est pas une ligne de conduite puisque tout acte est en lui-même indifférent du point de vue moral. Si deux hommes appuient sur la détente d’un fusil chargé, dirigé contre un troisième, et le tuent, le premier pourra être condamné pour meurtre, alors que dans le cas du second, son acte peut être considéré comme l’exploit héroïque d’un combattant loyal à sa patrie. Ce n’est donc pas l’acte lui-même qui est moral ou immoral, mais la pulsion volontaire dont cet acte est la conséquence ».(Source: Judaïsme, Peuple juif et État d’Israël, p.172)
En gros, le pouvoir de la volonté est le pivot de notre existence. En d’autres termes, « Je suis, car je veux être ». Il ne suffit pas seulement de penser, il faut vouloir faire, et la volonté de l’homme est individuelle et non collective. Chaque homme a sa propre valeur car chaque homme est le produit de son patrimoine génétique, de ses origines, de sa société, de son peuple, de ses fréquentations, etc. Chaque homme est donc différent de tous les autres hommes, même de ceux dont il est le plus proche:
« Bien que les cinq milliards d’êtres humains soient des hommes au même titre, chacun d’entre eux, chacun des cinq milliards d’hommes, est différent des autres. Si on examine deux d’entre eux, on est frappé par cette différence totale de constitution biologique, de structure psychologique, de talents, de désirs, d’ambitions, de caractère. Il n’existe aucune réalité semblable dans tout le cosmos. Si je connais un atome d’hydrogène, je connais tous les atomes d’hydrogène de l’espace et du temps. Si je connais les forces qui agissent entre la terre et la lune, je connais toutes les interactions entre les milliards de corps célestes. Mais, si je connais cet homme assis en face de moi – en supposant que je parvienne à la connaissance sous tous les aspects de sa nature psychologique – je ne saurai rien pour autant de cet autre homme assis à côté de lui. Dans tout le cosmos, du globe terrestre jusqu’à la dernière des galaxies, tout ce que j’observe et connais est susceptible de généralisations. Pourtant, je ne peux opérer de même avec les observations faites sur un homme, car tout homme est un univers à lui tout seul. Telle est la raison pour laquelle nous réussissons dans les sciences de la nature à découvrir des lois (« les lois de la nature »). Mais nous n’avons pas réussi à en faire autant dans les sciences de l’homme [Humanities], à savoir en histoire, en sociologie, en économie, en politique, etc. » (Source: Leibowitz, Peuple, Terre, État, p.37)
En guise de conclusion, Leibowitz répète avec insistance qu’il n’y a pas de valeurs universelles mais il y a, par contre, des valeurs absolues:
« Je vous prie de distinguer ces deux notions, dit-il: valeur absolue, valeur universelle. Absolue, c’est-à-dire une chose pour laquelle on est prêt à tout sacrifier. Mais cela ne veut pas dire universel. Seule la science est universelle mais elle manque de valeur ». (Source : Une morale sans universel: Entretien avec Yeshayahou Leibowitz).
*Enseignant-chercheur à Paris