Chakib Hallak: « La signification de la notion du Peuple chez Y. Leibowitz et M. Shahrour »

Par Chakib HALLAK*

Le spécialiste comme le commun des mortels, se servent du mot « peuple », en toute occasion, qu’ils parlent ou polémiquent, qu’ils écrivent ou lisent, dans les conversations sur l’actualité aussi bien qu’à propos des problèmes vitaux de la société. Tout le monde se sert du mot « peuple », mais il vient rarement à l’esprit de poser la question: qu’est-ce qu’un peuple? C’est une notion qui est difficile à cerner de manière formelle, étant donné qu’un peuple n’est pas un produit de la Nature.

Nous vous proposons ici la définition de deux personnalités emblématiques: Yeshayahou Leibowitz (issu de la culture juive) et Muhammad shahrour (issu de la culture arabo-musulmane).

Nous commençons par Leibowitz qui examine plusieurs hypothèses avant de donner la sienne:

1) La définition biologique

Cette définition pourrait consister à définir un peuple en faisant référence à une filiation dont le principe fondateur serait la cellule familiale, élargie à une population descendante d’une même souche. Selon Leibowitz, cette approche ne pourrait être applicable qu’ »aux tribus de la préhistoire », aucun peuple n’ayant préservé la « pureté de sa race » et Leibowitz ajoute utilement au sujet des juifs:

« La conception historique traditionnelle elle-même – selon laquelle le peuple d’Israël serait formé des descendants d’Abraham, Isaac et Jacob – annule toute singularité biologique, puisqu’elle nous réunit en une famille unique aux Ismaéliens, Iduméens, Moabites, Ammonites, etc.. ». Le critère biologique, dit- il, ne peut pas nous aider à définir le peuple juif « qui se présente comme un métissage: les traits de ses membres trahissent différentes origines et tous sont aussi juifs les uns que les autres et à tous les sens que vous voudrez bien donner au mot juif ». (Leibowitz cité par Ami Bouganim, Le retour du Sadducéen, p.28).

 

 

2) La définition territoriale

D’après Leibowitz, l’argument géographique peut valoir mais il n’est pas valide sur le plan mondial:

« Une population humaine, pour avoir habité depuis de nombreuses générations une certaine zone géographique, se cristallise en peuple, lequel se sépare des populations des autres régions. Il se peut que ce soit là le mécanisme de formation de certains peuples. Mais à l’évidence, il ne s’applique pas à la majorité des peuples, ni au cours de l’Histoire, ni au temps présent. A l’inverse, il existe des groupes d’hommes, à propos desquels il ne fait aucun doute que ce sont des peuples, mais dont on ne parvient pas à délimiter les frontières du « domaine national » historique. Le peuple allemand en est le meilleur exemple. Faut-il ajouter que le peuple juif historique qui connaît une certaine « Terre d’Israël », ne peut être défini, du point de vue de son histoire qui s’étend sur trois mille ans, comme le peuple de cette terre-là? Un grand principe consiste à distinguer clairement entre les significations différentes de ces deux concepts, celui « d’une certaine terre comme terre d’un certain peuple », d’une part, et celui « d’un certain peuple comme peuple d’une certaine terre », d’autre part. Le peuple d’Israël (c’est-à-dire le peuple juif) n’a jamais été un « peuple de la terre ».(Ibid, pp. 39-40).

Autrement dit, le peuple juif est né sans terre, et la plus grande partie de son existence s’est déroulée et continue de se dérouler sous forme de Diaspora.

3) La définition politique.

Un peuple pourrait se définir par une cohérence politique, mais ce n’est pas une règle. Leibowitz écrit à ce propos:

« S’il est vrai que certains peuples ont été définis par l’ »appareil de pouvoir », par leur État – comme le français et l’américain –, ce ne fut pas le cas d’autres, comme les peuples allemand et italien « dont la formation en nation précéda leur cadre étatique ». Quant au peuple juif, il « ne fut jamais défini par un cadre étatique et gouvernemental. Il en fut même dépourvu pendant la majeure partie de son histoire. Il ne se révéla pas moins apte, malgré cette absence, à maintenir son unicité nationale. La singularité du peuple juif se manifeste dans la durée de son existence en exil pendant des siècles, c’est-à-dire privé d’unité, à la fois territoriale et politique ». (Ibid, p.41).

4) La définition linguistique.

Un peuple peut avoir une langue commune, mais cela n’est pas non plus déterminant. Leibowitz écrit à ce propos:

« Elle (la définition linguistique) semble, en apparence, la plus acceptable. Un peuple est le groupe humain dont les membres parlent entre eux, depuis des générations, une langue qui leur est propre (« leur langue nationale »). Ils pensent et écrivent dans cette langue. Pourtant cette définition ne peut servir à caractériser tous les peuples, y compris le peuple juif, lequel utilisa des langues multiples, peuple dont l’on pourrait dire que l’hébreu n’est sa langue nationale que pour des raisons religieuses: « Le peuple juif historique n’est pas défini comme le peuple de ceux qui parlent hébreu, mais comme le peuple de la Torah, écrite en hébreu » (Ibid, p.43).

Des raisons qui échappent au critère purement linguistique, c’est-à-dire communicationnel.

Nous cheminons après ce qui précède vers la définition de Shahrour qui, quant à lui, définit la notion du peuple à partir du Coran dans lequel il a directement puisé la signification:

 

 

1) La définition sémantique.

Selon Shahrour, le concept de peuple (sha’b) provient de la racine (sh’b) qui contient des sens antonymes. Aussi signifie-t-elle à la fois l’union et la dispersion. Ce dernier sens est présent dans ce verset:

« Allez en ces lieux où l’ombre se projettera dans trois sens différents (shu’ab) ».

« Cette signification, dit Shahrour, est encore plus claire dans l’expression « tasha’abba al amr», l’affaire s’est compliquée, c’est-à-dire qu’elle est partie dans tous les sens. Mais le terme peut prêter à confusion et désigner à la fois l’unité et la séparation comme on le voit dans ce passage coranique:

« Ô hommes, nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, pour vous partager ensuite en peuples (shu’ub) et en tribus, afin que vous vous connaissez entre vous. Pour Dieu, les plus dignes d’entre vous sont les plus pieux. Dieu est savant et instruit de tout ».

« Dans ce verset, écrit Shahrour, il est fait mention des peuples et des tribus mais il ne cite pas les communautés et les ethnies parce qu’elles sont englobées dans les notions de « peuple » et de « tribu ». Le peuple est donc un groupe de gens doués de raison (d’où l’interpellation: « Ô hommes ») qui peuvent avoir une seule langue commune ou bien plusieurs langues, puisqu’ils peuvent appartenir à une seule ou plusieurs ethnies et former une seule nation marquée par la communauté au niveau de leurs conduites, ou bien des nations différentes, selon la diversité de leurs conduites culturelles et religieuses. De ce fait, le sens du mot arabe « sha’b » (peuple) qui est formé d’une seule ou de plusieurs nations, d’un seul ou de plusieurs groupes de gens, est plus large que le sens de communauté et d’ethnie qu’il tend à englober tous les deux ». (M.Shahrour, Pour un islam humaniste, pp. 395-396).

D’après cette compréhension, les Américains, par exemple, sont un peuple formé à partir de plusieurs nations.

2) La définition politique.

Afin de comprendre mieux le sens du peuple, dit Shahrour, il faut le relier à une autre signification qui a connu un degré extrême de progrès, à savoir l’État:

« Le fait que ce dernier soit doté d’une existence économique et politique permet de comprendre comment l’ethnie et la communauté peuvent être réunies dans le concept de « peuple » et de quelle manière une communauté (dotée de mœurs particulières et d’une certaine culture comprenant aussi les orientations religieuses) peut contenir plusieurs communautés linguistiques divergentes, enfin, comment le groupe linguistique peut intégrer des nations différentes (des cultures divergentes, comprenant également les orientations religieuses). Un peuple est donc fondé sur le fait que les différents individus qui le composent coexistent au sein de lois sociales, économiques et juridiques identiques, au sein d’un même État. En effet, un peuple contient des groupes d’individus différents ayant des divergences entre eux, que ce soit en raison de la culture (faisant en sorte qu’il y ait plusieurs communautés au sein d’un même peuple, dotées chacune de sa propre culture) ou bien en raison des divergences linguistiques (les groupes linguistiques) dotés chacun de particularités au sein d’un même peuple. Mais ces groupes pourraient aussi interférer les uns dans les autres de telle sorte qu’on peut trouver dans la même ethnie plusieurs nations et dans une nation plusieurs ethnies. Toutefois, tous ces groupes sont soumis à l’autorité de l’État et de ses lois. Les membres d’un même peuple, avec toutes les divergences qui marquent leurs nations et ethnies sont unis par des liens conscients et des intérêts communs exprimés par les codes législatifs et juridiques présents sur un espace territorial leur appartenant tous et également appelé « patrie ». C’est l’autorité étatique qui organise entre eux ces liens en leur imposant, à tous, sa propre loi au sein de son espace territorial ». (Ibid, 396-397)

3) Le peuple arabe

D’après Shahrour, « le terme de peuple n’a pas désigné, dans le texte coranique, les époques antérieures à celles de l’avènement du prophète de l’islam, puisque le peuple est le groupe-humain le plus évolué et qu’il est situé au-dessus de la communauté comme de l’ethnie. L’individu au sein du peuple est le citoyen. La première formation d’un peuple dans la péninsule arabique eut lieu après l’émigration (l’hégire) du prophète et de ses compagnons quand, en arrivant à Yathrib, il rédigea avec les Juifs une charte dans laquelle il écrivit d’abord que les Croyants (les adeptes de son message) sont une communauté et que les Juifs sont une communauté, que les deux sont égales en droits et en obligations, et que le prophète possède l’autorité sur elles. Ici, nous remarquons un point important qui consiste dans le fait d’appeler ses Compagnons par « communauté » (umma) et les Juifs également par « communauté », alors que toutes les deux vivaient dans un seul endroit qui est Yathrib. Cette reconnaissance de la communauté est corroborée par l’établissement d’une égalité au niveau des droits et des obligations entre les deux groupes. Cela nous permet de comprendre que le premier peuple arabe, dans le sens civil du terme, s’est formé à Yathrib, et c’est sur cette base de l’invention de la citoyenneté que le prophète l’appela « Madîna » (Médine, Cité) ». (Ibid, p. 411)

Conclusion

Force à nous de conclure, qu’à propos de la signification du concept de « peuple » en général, et de la tentative de Leibowitz et de Shahrour d’identifier les facteurs qui expliqueraient la différenciation du genre humain en nations, il n’existe pas de critère unique susceptible de définir ce concept. Il faut donc se tourner ailleurs, du côté de la subjectivité, comme le suggère Leibowitz:

« Un peuple n’est pas une réalité objective, mais une réalité de la conscience subjective. Un peuple existe dans la mesure où il se trouve un groupe d’hommes conscients de former ensemble un peuple défini et à condition que cette conscience se transmette dans ce groupe tout le long des générations (du moins pendant quelques générations). C’est-à-dire que cette conscience possède une durée historique. En d’autres termes, la conscience nationale n’est pas la conséquence de la réalité d’un peuple, mais elle est au contraire, la cause et la condition de cette réalité et de son existence. Si elle vient à s’effacer ou à disparaître, c’est le peuple lui-même qui disparaît car son existence ne repose sur aucune donnée objective. Ainsi s’explique la disparition de peuples qui ont existé historiquement puis ont disparu sans avoir connu de destruction physique. Toutefois les éléments de la réalité humaine qui sont à l’origine de cette conscience, sont très différents d’un groupe à l’autre, aussi ne se prêtent-ils pas à une généralisation qui rendrait compte de tous les cas de figure ». (Y. Leibowitz, Peuple, Terre, État, pp.43-44). 

*Enseignant-chercheur à Paris